The Project Gutenberg EBook of Le Jardin d'Epicure, by Anatole France #8 in our series by Anatole France Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Nous remercions la Bibliotheque Nationale de France qui a mis disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donn l'autorisation de les utiliser pour preparer ce texte. Anatole France Le Jardin D'Epicure Nous avons peine a nous figurer l'etat d'esprit d'un homme d'autrefois qui croyait fermement que la terre etait le centre du monde et que tous les astres tournaient autour d'elle. Il sentait sous ses pieds s'agiter les damnes dans les flammes, et peut-etre avait-il vu de ses yeux et senti par ses narines la fumee sulfureuse de l'enfer, s'echappant par quelque fissure de rocher. En levant la tete, il contemplait les douze spheres, celle des elements, qui renferme l'air et le feu, puis les spheres de la Lune, de Mercure, de Venus, que visita Dante, le vendredi saint de l'annee 1300, puis celles du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne, puis le firmament incorruptible auquel les etoiles etaient suspendues comme des lampes. La pensee prolongeant cette contemplation, il decouvrait par dela, avec les yeux de l'esprit, le neuvieme ciel ou des saints furent ravis, le _primum mobile_ ou cristallin, et enfin l'Empyree, sejour des bienheureux vers lequel, apres la mort, deux anges vetus de blanc (il en avait la ferme esperance) porteraient comme un petit enfant son ame lavee par le bapteme et parfumee par l'huile des derniers sacrements. En ce temps-la, Dieu n'avait pas d'autres enfants que les hommes, et toute sa creation etait amenagee d'une facon a la fois puerile et poetique, comme une immense cathedrale. Ainsi concu, l'univers etait si simple, qu'on le representait au complet, avec sa vraie figure et son mouvement, dans certaines grandes horloges machinees et peintes. C'en est fait des douze cieux et des planetes sous lesquelles on naissait heureux ou malheureux, jovial ou saturnien. La voute solide du firmament est brisee. Notre oeil et notre pensee se plongent dans les abimes infinis du ciel. Au dela des planetes, nous decouvrons, non plus l'Empyree des elus et des anges, mais cent millions de soleils roulant, escortes de leur cortege d'obscurs satellites, invisibles pour nous. Au milieu de cette infinite de mondes, notre soleil a nous n'est qu'une bulle de gaz et la terre une goutte de boue. Notre imagination s'irrite et s'etonne quand on nous dit que le rayon lumineux qui nous vient de l'etoile polaire etait en chemin depuis un demi-siecle et que pourtant cette belle etoile est notre voisine et qu'elle est, avec Sirius et Arcturus, une des plus proches soeurs de notre soleil. Il est des etoiles que nous voyons encore dans le champ du telescope et qui sont peut-etre eteintes depuis trois mille ans. Les mondes meurent, puisqu'ils naissent. Il en nait, il en meurt sans cesse. Et la creation, toujours imparfaite, se poursuit dans d'incessantes metamorphoses. Les etoiles s'eteignent sans que nous puissions dire si ces filles de lumiere, en mourant ainsi, ne commencent point comme planetes une existence feconde, et si les planetes elles-memes ne se dissolvent pas pour redevenir des etoiles. Nous savons seulement qu'il n'est pas plus de repos dans les espaces celestes que sur la terre, et que la loi du travail et de l'effort regit l'infinite des mondes. Il y a des etoiles qui se sont eteintes sous nos yeux, d'autres vacillent comme la flamme mourante d'une bougie. Les cieux, qu'on croyait incorruptibles, ne connaissent d'eternel que l'eternel ecoulement des choses. Que la vie organique soit repandue dans tous les univers, c'est ce dont il est difficile de douter, a moins pourtant que la vie organique ne soit qu'un accident, un malheureux hasard, survenu deplorablement dans la goutte de boue ou nous sommes. Mais on croira plutot que la vie s'est produite sur les planetes de notre systeme, soeurs de la terre et filles comme elle du soleil, et qu'elle s'y est produite dans des conditions assez analogues a celles dans lesquelles elle se manifeste ici, sous les formes animale et vegetale. Un bolide nous est venu du ciel, contenant du carbone. Pour nous convaincre avec plus de grace, il faudrait que les anges, qui apporterent a sainte Dorothee des fleurs du Paradis, revinssent avec leurs celestes guirlandes. Mars selon toute apparence est habitable pour des especes d'etres comparables aux animaux et aux plantes terrestres. Il est probable qu'etant habitable, il est habite. Tenez pour assur qu'on s'y entre-devore a l'heure qu'il est. L'unite de composition des etoiles est maintenant etablie par l'analyse spectrale. C'est pourquoi il faut penser que les causes qui ont fait sortir la vie de notre nebuleuse l'engendrent dans toutes les autres. Quand nous disons la vie, nous entendons l'activite de la substance organisee, dans les conditions ou nous voyons qu'elle se manifeste sur la terre. Mais il se peut que la vie se produise aussi dans des milieux differents, a des temperatures tres hautes ou tres basses, sous des formes inconcevables. Il se peut meme qu'elle se produise sous une forme etheree, tout pres de nous, dans notre atmosphere, et que nous soyons ainsi entoures d'anges, que nous ne pourrons jamais connaitre, parce que la connaissance suppose un rapport, et que d'eux a nous il ne saurait en exister aucun. Il se peut aussi que ces millions de soleils, joints a des milliards que nous ne voyons pas, ne forment tous ensemble qu'un globule de sang ou de lymphe dans le corps d'un animal, d'un insecte imperceptible, eclos dans un monde dont nous ne pouvons concevoir la grandeur et qui pourtant ne serait lui-meme, en proportion de tel autre monde, qu'un grain de poussiere. Il n'est pas absurde non plus de supposer que des siecles de pensee et d'intelligence vivent et meurent devant nous en une minute dans un atome. Les choses en elles-memes ne sont ni grandes ni petites, et quand nous trouvons que l'univers est vaste, c'est l une idee tout humaine. S'il etait tout a coup reduit a la dimension d'une noisette, toutes choses gardant leurs proportions, nous ne pourrions nous apercevoir en rien de ce changement. La polaire, renfermee avec nous dans la noisette, mettrait, comme par le passe, cinquante ans a nous envoyer sa lumiere. Et la terre, devenue moins qu'un atome, serait arrosee de la meme quantite de larmes et de sang qui l'abreuve aujourd'hui. Ce qui est admirable, ce n'est pas que le champ des etoiles soit si vaste, c'est que l'homme l'ait mesure. * * * Le christianisme a beaucoup fait pour l'amour en en faisant un peche. Il exclut la femme du sacerdoce. Il la redoute. Il montre combien elle est dangereuse. Il repete avec l'_Ecclesiaste_: <> Il nous avertit de ne point mettre notre espoir en elle: <> Il craint les ruses de celle qui perdit le genre humain: <>. Mais, par la crainte qu'il en fait paraitre, il la rend puissante et redoutable. Pour comprendre tout le sens de ces maximes, il faut avoir frequente les mystiques. Il faut avoir coule son enfance dans une atmosphere religieuse. Il faut avoir suivi les retraites, observe les pratiques du culte. Il faut avoir lu, a douze ans, ces petits livres edifiants qui ouvrent le monde surnaturel aux ames naives. Il faut avoir su l'histoire de saint Francois de Borgia contemplant le cercueil ouvert de la reine Isabelle, ou l'apparition de l'abbesse de Vermont a ses filles. Cette abbesse etait morte en odeur de saintete et les religieuses qui avaient partage ses travaux angeliques, la croyant au ciel, l'invoquaient dans leurs oraisons. Mais elle leur apparut un jour, pale, avec des flammes attachees a sa robe: <> Il y a dans ces minces ouvrages de theologie enfantine mille contes de cette sorte qui donnent trop de prix a la puret pour ne pas rendre en meme temps la volupte infiniment precieuse. En consideration de leur beaute, l'Eglise fit d'Aspasie, de Lais et de Cleopatre des demons, des dames de l'enfer. Quelle gloire! Une sainte meme n'y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la plus austere, qui ne veut oter le repos a aucun homme, voudrait pouvoir l'oter a tous les hommes. Son orgueil s'accommode des precautions que l'Eglise prend contre elle. Quand le pauvre saint Antoine lui crie: <> cet effroi la flatte. Elle est ravie d'etre plus dangereuse qu'elle ne l'eut soupconne. Mais ne vous flattez point, mes soeurs; vous n'avez pas paru en ce monde parfaites et armees. Vous futes humbles a votre origine. Vos aieules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous etiez utiles alors, vous etiez necessaires; vous n'etiez pas invincibles. A dire vrai, dans ces vieux ages, et pour longtemps encore, il vous manquait le charme. Alors vous ressembliez aux hommes et les hommes ressemblaient aux betes. Pour faire de vous la terrible merveille que vous etes aujourd'hui, pour devenir la cause indifferente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses: la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui nous donna des scrupules. Depuis lors, c'est parfait: vous etes un secret et vous etes un peche. On reve de vous et l'on se damne pour vous. Vous inspirez le desir et la peur; la folie d'amour est entree dans le monde. C'est un infaillible instinct qui vous incline a la piete. Vous avez bien raison d'aimer le christianisme. Il a decuple votre puissance. Connaissez-vous saint Jerome? A Rome et en Asie, vous lui fites une telle peur qu'il alla vous fuir dans un affreux desert. La, nourri de racines crues et si brule par le soleil qu'il n'avait plus qu'une peau noire et collee aux os, il vous retrouvait encore. Sa solitude etait pleine de vos images, plus belles encore que vous-memes. Car c'est une verite trop eprouvee des ascetes que les reves que vous donnez sont plus seduisants, s'il est possible, que les realites que vous pouvez offrir. Jerome repoussait avec une egale horreur votre souvenir et votre presence. Mais il se livrait en vain aux jeunes et aux prieres; vous emplissiez d'illusions sa vie dont il vous avait chassees. Voila la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu'elle soit aussi grande sur un habitue du Moulin-Rouge. Prenez garde qu'un peu de votre pouvoir ne s'en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose a ne plus etre un peche. Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous. A votre place, je n'aimerais guere les physiologistes qui sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous etes malades quand nous vous croyons inspirees et qui appellent predominance des mouvements reflexes votre facult sublime d'aimer et de souffrir. Ce n'est point de ce ton qu'on parle de vous dans la Legende doree: on vous y nomme blanche colombe, lis de purete, rose d'amour. Cela est plus agreable que d'etre appelee hysterique, hallucinee et cataleptique, comme on vous appelle journellement depuis que la science a triomphe. Enfin si j'etais de vous, j'aurais en aversion tous les emancipateurs qui veulent faire de vous les egales de l'homme. Ils vous poussent a dechoir. La belle affaire pour vous d'egaler un avocat ou un pharmacien! Prenez garde: deja vous avez depouille quelques parcelles de votre mystere et de votre charme. Tout n'est pas perdu: on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes. * * * Les joueurs jouent comme les amoureux aiment, comme les ivrognes boivent, necessairement, aveuglement, sous l'empire d'une force irresistible. Il est des etres voues au jeu, comme il est des etres voues a l'amour. Qui donc a invente l'histoire de ces deux matelots possedes de la fureur du jeu? Ils firent naufrage et n'echapperent a la mort, apres les plus terribles aventures, qu'en sautant sur le dos d'une baleine. Aussitot qu'ils y furent, ils tirerent de leur poche leurs des et leurs cornets et se mirent a jouer. Voila une histoire plus vraie que la verite. Chaque joueur est un de ces matelots-la. Et certes, il y a dans le jeu quelque chose qui remue terriblement toutes les fibres des audacieux. Ce n'est pas une volupte mediocre que de tenter le sort. Ce n'est pas un plaisir sans ivresse que de gouter en une seconde des mois, des annees, toute une vie de crainte et d'esperance. Je n'avais pas dix ans quand M. Grepinet, mon professeur de neuvieme, nous lut en classe la fable de l'_Homme et le Genie_. Pourtant je me la rappelle mieux que si je l'avais entendue hier. Un genie donne a un enfant un peloton de fil et lui dit: <> L'enfant prit le fil; il le tira d'abord pour devenir un homme, puis pour epouser la fiancee qu'il aimait, puis pour voir grandir ses enfants, pour atteindre les emplois, le gain, les honneurs, pour franchir les soucis, eviter les chagrins, les maladies venues avec l'age, enfin, helas! pour achever une vieillesse importune. Il avait vecu quatre mois et six jours depuis la visite du genie. Eh bien! le jeu, qu'est-ce donc sinon l'art d'amener en une seconde les changements que la destinee ne produit d'ordinaire qu'en beaucoup d'heures et meme en beaucoup d'annees, l'art de ramasser en un seul instant les emotions eparses dans la lente existence des autres hommes, le secret de vivre toute une vie en quelques minutes, enfin le peloton de fil du genie? Le jeu, c'est un corps-a-corps avec le destin. C'est le combat de Jacob avec l'ange, c'est le pacte du docteur Faust avec le diable. On joue de l'argent,--de l'argent, c'est-a-dire la possibilit immediate, infinie. Peut-etre la carte qu'on va retourner, la bille qui court donnera au joueur des parcs et des jardins, des champs et de vastes bois, des chateaux elevant dans le ciel leurs tourelles pointues. Oui, cette petite bille qui roule contient en elle des hectares de bonne terre et des toits d'ardoise dont les cheminees sculptees se refletent dans la Loire; elle renferme les tresors de l'art, les merveilles du gout, des bijoux prodigieux, les plus beaux corps du monde, des ames, meme, qu'on ne croyait pas venales, toutes les decorations, tous les honneurs, toute la grace et toute la puissance de la terre. Que dis-je? elle renferme mieux que cela; elle en renferme le reve. Et vous voulez qu'on ne joue pas? Si encore le jeu ne faisait que donner des esperances infinies, s'il ne montrait que le sourire de ses yeux verts on l'aimerait avec moins de rage. Mais il a des ongles de diamant, il est terrible, il donne, quand il lui plait, la misere et la honte; c'est pourquoi on l'adore. L'attrait du danger est au fond de toutes les grandes passions. Il n'y a pas de volupte sans vertige. Le plaisir mele de peur enivre. Et quoi de plus terrible que le jeu? Il donne, il prend; ses raisons ne sont point nos raisons. Il est muet, aveugle et sourd. Il peut tout. C'est un dieu. C'est un dieu. Il a ses devots et ses saints qui l'aiment pour lui-meme, non pour ce qu'il promet, et qui l'adorent quand il les frappe. S'il les depouille cruellement, ils en imputent la faute a eux-memes, non a lui: <>, disent-ils. Ils s'accusent et ne blasphement pas. * * * L'espece humaine n'est pas susceptible d'un progres indefini. Il a fallu pour qu'elle se developpat que la terre fut dans de certaines conditions physiques et chimiques qui ne sont point stables. Il fut un temps ou notre planete ne convenait pas l'homme: elle etait trop chaude et trop humide. Il viendra un temps ou elle ne lui conviendra plus: elle sera trop froide et trop seche. Quand le soleil s'eteindra, ce qui ne peut manquer, les hommes auront disparu depuis longtemps. Les derniers seront aussi denues et stupides qu'etaient les premiers. Ils auront oublie tous les arts et toutes les sciences, ils s'etendront miserablement dans des cavernes, au bord des glaciers qui rouleront alors leurs blocs transparents sur les ruines effacees des villes ou maintenant on pense, on aime, on souffre, on espere. Tous les ormes, tous les tilleuls seront morts de froid; et les sapins regneront seuls sur la terre glacee. Ces derniers hommes, desesperes sans meme le savoir, ne connaitront rien de nous, rien de notre genie, rien de notre amour, et pourtant ils seront nos enfants nouveau-nes et le sang de notre sang. Un faible reste de royale intelligence, hesitant dans leur crane epaissi, leur conservera quelque temps encore l'empire sur les ours multiplies autour de leurs cavernes. Peuples et tribus auront disparu sous la neige et les glaces, avec les villes, les routes, les jardins du vieux monde. Quelques familles a peine subsisteront. Femmes, enfants, vieillards, engourdis pele-mele, verront par les fentes de leurs cavernes monter tristement sur leur tete un soleil sombre ou, comme sur un tison qui s'eteint, courront des lueurs fauves, tandis qu'une neige eblouissante d'etoiles continuera de briller tout le jour dans le ciel noir, travers l'air glacial. Voila ce qu'ils verront; mais, dans leur stupidite, ils ne sauront meme pas qu'ils voient quelque chose. Un jour, le dernier d'entre eux exhalera sans haine et sans amour dans le ciel ennemi le dernier souffle humain. Et la terre continuera de rouler, emportant a travers les espaces silencieux les cendres de l'humanite, les poemes d'Homere et les augustes debris des marbres grecs, attaches a ses flancs glaces. Et aucune pensee ne s'elancera plus vers l'infini, du sein de ce globe ou l'ame a tant ose, au moins aucune pensee d'homme. Car qui peut dire si alors une autre pensee ne prendra pas conscience d'elle-meme et si ce tombeau ou nous dormirons tous ne sera pas le berceau d'une ame nouvelle? De quelle ame, je ne sais. De l'ame de l'insecte, peut-etre. A cote de l'homme, malgr l'homme, les insectes, les abeilles, par exemple, et les fourmis ont deja fait des merveilles. Il est vrai que les fourmis et les abeilles veulent comme nous de la lumiere et de la chaleur. Mais il y a des invertebres moins frileux. Qui connait l'avenir reserve a leur travail et a leur patience? Qui sait si la terre ne deviendra pas bonne pour eux quand elle aura cesse de l'etre pour nous? Qui sait s'ils ne prendront pas un jour conscience d'eux et du monde? Qui sait si a leur tour ils ne loueront pas Dieu? * * * _A Lucien Muhlfeld._ Nous ne pouvons nous representer avec exactitude ce qui n'existe plus. Ce que nous appelons la couleur locale est une reverie. Quand on voit qu'un peintre a toutes les peines du monde reproduire d'une maniere a peu pres vraisemblable une scene du temps de Louis-Philippe, on desespere qu'il nous rende jamais la moindre idee d'un evenement contemporain de saint Louis ou d'Auguste. Nous nous donnons bien du mal pour copier de vieilles armes et de vieux coffres. Les artistes d'autrefois ne s'embarrassaient point de cette vaine exactitude. Ils pretaient aux heros de la legende ou de l'histoire le costume et la figure de leurs contemporains. Ainsi nous peignirent-ils naturellement leur ame et leur siecle. Un artiste peut-il mieux faire? Chacun de leurs personnages etait quelqu'un d'entre eux. Ces personnages, animes de leur vie et de leur pensee, restent jamais touchants. Ils portent a l'avenir temoignage de sentiments eprouves et d'emotion veritables. Des peintures archeologiques ne temoignent que de la richesse de nos musees. Si vous voulez gouter l'art vrai et ressentir devant un tableau une impression large et profonde, regardez les fresques de Ghirlandajo, a Santa-Maria-Novella de Florence, la _Naissance de la Vierge_. Le vieux peintre nous montre la chambre de l'accouchee. Anne, soulevee sur son lit, n'est ni belle ni jeune; mais on voit tout de suite que c'est une bonne menagere. Elle a range au chevet de son lit un pot de confitures et deux grenades. Une servante, debout a la ruelle, lui presente un vase sur un plateau. On vient de laver l'enfant, et le bassin de cuivre est encore au milieu de la chambre. Maintenant la petite Marie boit le lait d'une belle nourrice. C'est une dame de la ville, une jeune mere qui a voulu gracieusement offrir le sein l'enfant de son amie, afin que cet enfant et le sien, ayant bu la vie aux memes sources, en gardent le meme gout et, par la force de leur sang, s'aiment fraternellement. Pres d'elle, une jeune femme qui lut ressemble, ou plutot une jeune fille, sa soeur peut-etre, richement vetue, le front decouvert et portant des nattes sur les tempes comme Emilia Pia, etend les deux bras vers le petit enfant, avec un geste charmant ou se trahit l'eveil de l'instinct maternel. Deux nobles visiteuses, habillees a la mode de Florence, entrent dans la chambre. Elles sont suivies d'une servante qui porte sur la tete des pasteques et des raisins, et cette figure d'une ample beaute, drapee a l'antique, ceinte d'une echarpe flottante, apparait dans cette scene domestique et pieuse comme je ne sais quel reve paien. Eh bien! dans cette chambre tiede, sur ces doux visages de femme, je vois toute la belle vie florentine et la fleur de la premiere Renaissance. Le fils de l'orfevre, le maitre des premieres heures, a dans sa peinture, claire comme l'aube d'un jour d'ete, revele tout le secret de cet age courtois dans lequel il eut le bonheur de vivre et dont le charme etait si grand que ses contemporains eux-memes s'ecriaient: <> Il prenait l'utile precaution que toutes les bonnes femmes ne manquent jamais de prendre avant de faire un conte, quand elles disent: <> ou: <> l'incessante necessite de balayer le plancher, de battre, de brosser les habits, d'epousseter, tout cela, c'est la goutte d'eau dont la chute constante finit par ronger lentement, mais surement, l'esprit aussi bien que le corps. C'est devant le fourneau de cuisine que, par une magie vulgaire, la petite creature blanche et rose, au rire de cristal, se change en une momie noire et douloureuse. Sur l'autel fumeux ou mijote le pot-au-feu, sont sacrifiees jeunesse, liberte, beaute, joie.>> Ainsi s'exprime peu pres Gerhard d'Amyntor. Tel est le sort, en effet, de l'immense majorite des femmes. L'existence est dure pour elles comme pour l'homme. Et si l'on recherche aujourd'hui pourquoi elle est si penible, on reconnait qu'il n'en peut etre autrement sur une planete ou les choses indispensables a la vie sont rares, d'une production difficile ou d'une extraction laborieuse. Des causes si profondes et qui dependent de la figure meme de la terre, de sa constitution, de sa flore et de sa faune, sont malheureusement durables et necessaires. Le travail, avec quelque equite qu'on le puisse repartir, pesera toujours sur la plupart des hommes et sur la plupart des femmes, et peu d'entre elles auront le loisir de developper leur beaute et leur intelligence dans des conditions esthetiques. La faute en est a la nature. Cependant, que devient l'amour? Il devient ce qu'il peut. La faim est sa grande ennemie. Et c'est un fait incontestable que les femmes ont faim. Il est probable qu'au XXdeg. siecle comme au XIXdeg. elles feront la cuisine, a moins que le socialisme ne ramene l'age o les chasseurs devoraient leur proie encore chaude et ou Venus dans les forets unissait les amants. Alors la femme etait libre. Je vais vous dire: Si j'avais cree l'homme et la femme, je les aurais formes sur un type tres different de celui qui a prevalu et qui est celui des mammiferes superieurs. J'aurais fait les hommes et les femmes, non point a la ressemblance des grands singes comme ils sont en effet, mais a l'image des insectes qui, apres avoir vecu chenilles, se transforment en papillons et n'ont, au terme de leur vie, d'autre souci que d'aimer et d'etre beaux. J'aurais mis la jeunesse a la fin de l'existence humaine. Certains insectes ont, dans leur derniere metamorphose, des ailes et pas d'estomac. Ils ne renaissent sous cette forme epuree que pour aimer une heure et mourir. Si j'etais un dieu, ou plutot un demiurge,--car la philosophie alexandrine nous enseigne que ces minimes ouvrages sont plutot l'affaire du demiurge, ou simplement de quelque demon constructeur,--si donc j'etais demiurge ou demon, ce sont ces insectes que j'aurais pris pour modeles de l'homme. J'aurais voulu que, comme eux, l'homme accomplit d'abord, a l'etat de larve, les travaux degoutants par lesquels il se nourrit. En cette phase, il n'y aurait point eu de sexes, et la faim n'aurait point avili l'amour. Puis j'aurais fait en sorte que, dans une transformation derniere, l'homme et la femme, deployant des ailes etincelantes, vecussent de rosee et de desir et mourussent dans un baiser. J'aurais de la sorte donne a leur existence mortelle l'amour en recompense et pour couronne. Et cela aurait ete mieux ainsi. Mais je n'ai pas cree le monde, et le demiurge qui s'en est charge n'a pas pris mes avis. Je doute, entre nous, qu'il ait consulte les philosophes et les gens d'esprit. * * * C'est une grande erreur de croire que les verites scientifiques different essentiellement des verites vulgaires. Elles n'en different que par l'etendue et la precision. Au point de vue pratique, c'est la une difference considerable. Mais il ne faut pas oublier que l'observation du savant s'arrete a l'apparence et au phenomene, sans jamais pouvoir penetrer la substance ni rien savoir de la veritable nature des choses. Un oeil arme du microscope n'en est pas moins un oeil humain. Il voit plus que les autres yeux, il ne voit pas autrement. Le savant multiplie les rapports de l'homme avec la nature, mais il lui est impossible de modifier en rien le caractere essentiel de ces rapports. Il voit comment se produisent certains phenomenes qui nous echappent, mais il lui est interdit, aussi bien qu'a nous, de rechercher pourquoi ils se produisent. Demander une morale a la science, c'est s'exposer a de cruels mecomptes. On croyait, il y a trois cents ans, que la terre etait le centre de la creation. Nous savons aujourd'hui qu'elle n'est qu'une goutte figee du soleil. Nous savons quels gaz brulent a la surface des plus lointaines etoiles. Nous savons que l'univers, dans lequel nous sommes une poussiere errante, enfante et devore dans un perpetuel travail; nous savons qu'il nait sans cesse et qu'il meurt des astres. Mais en quoi notre morale a-t-elle ete changee par de si prodigieuses decouvertes? Les meres en ont-elles mieux ou moins bien aime leurs petits enfants? En sentons-nous plus ou moins la beaute des femmes? Le coeur en bat-il autrement dans la poitrine des heros? Non! non! que la terre soit grande ou petite, il n'importe a l'homme. Elle est assez grande pourvu qu'on y souffre, pourvu qu'on y aime. La souffrance et l'amour, voila les deux sources jumelles de son inepuisable beaute. La souffrance! quelle divine meconnue! Nous lui devons tout ce qu'il y a de bon en nous, tout ce qui donne du prix a la vie; nous lui devons la pitie, nous lui devons le courage, nous lui devons toutes les vertus. La terre n'est qu'un grain de sable dans le desert infini des mondes. Mais, si l'on ne souffre que sur la terre, elle est plus grande que tout le reste du monde. Que dis-je? elle est tout, et le reste n'est rien. Car, ailleurs, il n'y a ni vertu ni genie. Qu'est-ce que le genie, sinon l'art de charmer la souffrance? C'est sur le sentiment seul que la morale repose naturellement. De tres grands esprits ont nourri, je le sais, d'autres esperances. Renan s'abandonnait volontiers en souriant au reve d'une morale scientifique. Il avait dans la science une confiance a peu pres illimitee. Il croyait qu'elle changerait le monde, parce qu'elle perce les montagnes. Je ne crois pas, comme lui, qu'elle puisse nous diviniser. A vrai dire, je n'en ai guere l'envie. Je ne sens pas en moi l'etoffe d'un dieu, si petit qu'il soit. Ma faiblesse m'est chere. Je tiens a mon imperfection comme a ma raison d'etre. * * * Il y a une petite toile de Jean Beraud qui m'interesse etrangement. C'est la _salle Graffard_; une reunion publique o l'on voit fumer les cerveaux avec les pipes et les lampes. La scene sans doute tourne au comique. Mais combien ce comique est profond et vrai! Combien il est melancolique! Il y a dans cet etonnant tableau une figure qui me fait mieux comprendre a elle seule l'ouvrier socialiste que vingt volumes d'histoire et de doctrine, celle de ce petit homme chauve, tout en crane, sans epaules, qui siege au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d'art sans doute, et un homme a idees, maladif et sans instincts, l'ascete du proletariat, le saint de l'atelier, chaste et fanatique comme les saints de l'Eglise, aux premiers ages. Certes, celui-la est un apotre et on sent a le voir qu'une religion nouvelle est nee dans le peuple. * * * Un geologue anglais, de l'esprit le plus riche et le plus ouvert, sir Charles Lyell, a etabli, il y a quarante ans environ, ce qu'on nomme la theorie des causes actuelles. Il a demontre que les changements survenus dans le cours des ages sur la face de la terre n'etaient pas dus, comme on le croyait, a des cataclysmes soudains, qu'ils etaient l'effet de causes insensibles et lentes qui ne cessent point d'agir encore aujourd'hui. A le suivre, on voit que ces grands changements, dont les vestiges etonnent, ne semblent si terribles que par le raccourci des ages et qu'en realite ils s'accomplirent tres doucement. C'est sans fureur que les mers changerent de lit et que les glaciers descendirent dans les plaines, couvertes autrefois de fougeres arborescentes. Des transformations semblables s'accomplissent sous nos yeux, sans que nous puissions meme nous en apercevoir. La, enfin, o Cuvier voyait d'epouvantables bouleversements, Charles Lyell nous montre la lenteur clemente des forces naturelles. On sent combien cette theorie des causes actuelles serait bienfaisante si on pouvait la transporter du monde physique au monde moral et en tirer des regles de conduite. L'esprit conservateur et l'esprit revolutionnaire, y trouveraient un terrain de conciliation. Persuade qu'ils restent insensibles quand ils s'operent d'une maniere continue, le conservateur ne s'opposerait plus aux changements necessaires, de peur d'accumuler des forces destructives a l'endroit meme ou il aurait place l'obstacle. Et le revolutionnaire, de son cote, renoncerait a solliciter imprudemment des energies qu'il saurait etre toujours actives. Plus j'y songe et plus je me persuade que, si la theorie morale des causes actuelles penetrait dans la conscience de l'humanite, elle transformerait tous les peuples de la terre en une republique de sages. La seule difficulte est de l'y introduire, et il faut convenir qu'elle est grande. * * * Je viens de lire un livre dans lequel un poete philosophe nous montre des hommes exempts de joie, de douleur et de curiosite. Au sortir de cette nouvelle terre d'Utopie quand, de retour sur la terre, on voit autour de soi des hommes lutter, aimer, souffrir, comme on se prend a les aimer et comme on est content de souffrir avec eux! Comme on sent bien que la seulement est la veritable joie! Elle est dans la souffrance comme le baume est dans la blessure de l'arbre genereux. Ils ont tue la passion, et du meme coup ils ont tout tue, joie et douleur, souffrance et volupte, bien, mal, beaute, tout enfin et surtout la vertu. Ils sont sages et pourtant ils ne valent plus rien, car on ne vaut que par l'effort. Qu'importe que leur vie soit longue, s'ils ne l'emplissent pas, s'ils ne la vivent pas? Ce livre fait beaucoup pour me rendre chere par reflexion cette condition d'homme qui cependant est dure, pour me reconcilier avec cette douloureuse vie, pour me ramener enfin a l'estime de mes semblables et a la grande sympathie humaine. Ce livre a cela d'excellent qu'il fait aimer la realite et met en garde contre l'esprit de chimere et d'illusion. En nous montrant des etres exempts de maux, il nous fait comprendre que ces tristes bienheureux ne nous egalent pas et que ce serait une grande folie que de quitter (a supposer que cela fut possible) notre condition pour la leur. Oh! le miserable bonheur que celui-la! N'ayant plus de passions, ils n'ont pas d'art. Et comment auraient-ils des poetes? Ils ne sauraient gouter ni la muse epique qui s'inspire des fureurs de la haine et de l'amour, ni la muse comique qui rit en cadence des vices et des ridicules des hommes. Ils ne peuvent plus imaginer les Didon et les Phedre, les malheureux! ils ne voient plus ces ombres divines qui passent en frissonnant sous les myrtes immortels. Ils sont aveugles et sourds aux miracles de cette poesie qui divinise la terre des hommes. Ils n'ont pas Virgile, et on les dit heureux, parce qu'ils ont des ascenseurs. Pourtant un seul beau vers a fait plus de bien au monde que tous les chefs-d'oeuvre de la metallurgie. Inexorable progres! ce peuple d'ingenieurs n'a plus ni passions, ni poesie, ni amour. Helas! comment sauraient-ils aimer, puisqu'ils sont heureux? L'amour ne fleurit que dans la douleur. Qu'est-ce que les aveux des amants, sinon des cris de detresse? <> de la philosophie grecque. Nous ne connaitrons jamais ni nous ni autrui. Il s'agit bien de cela! Creer le monde est moins impossible que de le comprendre. Hegel en eut quelque soupcon. Il se peut que l'intelligence nous serve un jour a fabriquer un univers. A concevoir celui-ci, jamais! Aussi bien est-ce faire un abus vraiment inique de l'intelligence que de l'employer rechercher la verite. Encore moins peut-elle nous servir juger, selon la justice, les hommes et leurs oeuvres. Elle s'emploie proprement a ces jeux, plus compliques que la marelle ou les echecs, qu'on appelle metaphysique, ethique, esthetique. Mais ou elle sert le mieux et donne le plus d'agrement, c'est saisir ca et la quelque saillie ou clarte des choses et a en jouir, sans gater cette joie innocente par esprit de systeme et manie de juger. * * * Vous dites que l'etat meditatif est la cause de tous nos maux. Pour croire cet etat si funeste il en faut beaucoup exagerer la grandeur et la puissance. En realite, l'intelligence usurpe bien moins qu'on ne croit sur les instincts et les sentiments naturels, meme chez les hommes dont l'intelligence a le plus de force et qui sont egoistes, avares et sensuels comme les autres hommes. On ne verra jamais un physiologiste soumettre au raisonnement les battements de son coeur et le rythme de sa respiration. Dans la civilisation la plus savante, les operations auxquelles l'homme se livre avec une methode philosophique demeurent peu nombreuses et peu importantes au regard de celles que l'instinct et le sens commun accomplissent seuls; et nous reagissons si peu contre les mouvements reflexes que je n'ose pas dire qu'il y a dans les societes humaines un etat intellectuel en opposition avec l'etat de nature. A tout considerer, un metaphysicien ne differe pas du reste des hommes autant qu'on croit et qu'il veut qu'on croie. Et qu'est-ce que penser? Et comment pense-t-on? Nous pensons avec des mots; cela seul est sensuel et ramene a la nature. Songez-y, un metaphysicien n'a, pour constituer le systeme du monde, que le cri perfectionne des singes et des chiens. Ce qu'il appelle speculation profonde et methode transcendante, c'est de mettre bout a bout, dans un ordre arbitraire, les onomatopees qui criaient la faim, la peur et l'amour dans les forets primitives et auxquelles se sont attachees peu a peu des significations qu'on croit abstraites quand elles sont seulement relachees. N'ayez pas peur que cette suite de petits cris eteints et affaiblis qui composent un livre de philosophie nous en apprenne trop sur l'univers pour que nous ne puissions plus y vivre. Dans la nuit ou nous sommes tous, le savant se cogne au mur, tandis que l'ignorant reste; tranquillement au milieu de la chambre. * * * _A Gabriel Seailles._ Je ne sais si ce monde est le pire des mondes possible. C'est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fut-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l'astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie a la surface des planetes meme les plus voisines de la notre. Nous savons seulement que Venus et Mars ressemblent beaucoup a la terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y regne comme ici et que la terre n'est qu'une des provinces de son vaste empire. Nous n'avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure la surface des mondes geants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, qui glissent en silence dans des espaces ou le soleil commence d'epuiser sa chaleur et sa lumiere. Qui sait ce que sont les etres sur ces globes enveloppes de nuees epaisses et rapides? Nous ne pouvons nous empecher de penser, par analogie, que notre systeme solaire tout entier est une gehenne ou l'animal nait pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l'illusion de concevoir que les etoiles eclairent des planetes plus heureuses. Les etoiles ressemblent trop a notre soleil. La science a decompose le faible rayon qu'elles mettent des annees, des siecles a nous envoyer; l'analyse de leur lumiere nous a fait connaitre que les substances qui brulent a leur surface sont celles-la meme qui s'agitent sur la sphere de l'astre qui, depuis qu'il est des hommes, eclaire et rechauffe leurs miseres, leurs folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule a me degouter de l'univers. L'unite de sa composition chimique me fait assez pressentir la monotonie rigoureuse des etats d'ame et de chair qui se produisent dans son inconcevable etendue et je crains raisonnablement que tous les etres pensants ne soient aussi miserables dans le monde de Sirius et dans le systeme d'Altair qu'ils le sont, a notre connaissance, sur la terre.--Mais, dites-vous, tout cela n'est pas l'univers.--J'en ai bien aussi quelque soupcon, et je sens que ces immensites ne sont rien et qu'enfin, s'il y a quelque chose, ce quelque chose n'est pas ce que nous voyons. Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l'univers est purement l'effet du cauchemar de ce mauvais sommeil qui est la vie. Et c'est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe, et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbecillite. * * * _A Paul Hervieu._ Je suis persuade que l'humanite a de tout temps la meme somme de folie et de betise a depenser. C'est un capital qui doit fructifier d'une maniere ou d'une autre. La question est de savoir si, apres tout, les insanites consacrees par le temps ne constituent pas le placement le plus sage qu'un homme puisse faire de sa betise. Loin de me rejouir quand je vois s'en aller quelque vieille erreur, je songe a l'erreur nouvelle qui viendra la remplacer, et je me demande avec inquietude si elle ne sera pas plus incommode ou plus dangereuse que l'autre. A tout bien considerer, les vieux prejuges sont moins funestes que les nouveaux: le temps, en les usant, les a polis et rendus presque innocents. * * * Ceux qui ont le sentiment et le gout de l'action font, dans les desseins les mieux concertes, la part de la fortune, sachant que toutes les grandes entreprises sont incertaines. La guerre et le jeu enseignent ces calculs de probabilites qui font saisir les chances sans s'user a les attendre toutes. * * * Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu'elle est mauvaise, on dit une chose qui n'a point de sens. Il faut dire qu'elle est bonne et mauvaise a la fois, car c'est par elle, et par elle seule, que nous avons l'idee du bon et du mauvais. La verite est que la vie est delicieuse, horrible, charmante, affreuse, douce, amere, et qu'elle est tout. Il en est d'elle comme de l'arlequin du bon Florian: l'un la voit rouge, l'autre la voit bleue, et tous les deux la voient comme elle est, puisqu'elle est rouge et bleue et de toutes les couleurs. Voil de quoi nous mettre tous d'accord et reconcilier les philosophes qui se dechirent entre eux. Mais nous sommes ainsi faits que nous voulons forcer les autres a sentir et a penser comme nous et que nous ne permettons pas a notre voisin d'etre gai quand nous sommes tristes. * * * Le mal est necessaire. S'il n'existait pas, le bien n'existerait pas non plus. Le mal est l'unique raison d'etre du bien. Que serait le courage loin du peril et la pitie sans la douleur? Que deviendraient le devouement et le sacrifice an milieu du bonheur universel? Peut-on concevoir la vertu sans le vice, l'amour sans la haine, la beaute sans la laideur? C'est grace au mal et a la souffrance que la terre peut etre habitee et que la vie vaut la peine d'etre vecue. Aussi ne faut-il pas trop se plaindre du diable. C'est un grand artiste et un grand savant; il a fabrique pour le moins la moitie du monde. Et cette moiti est si bien emboitee dans l'autre qu'il est impossible d'entamer la premiere sans causer du meme coup un semblable dommage a la seconde. A chaque vice qu'on detruit correspondait une vertu qui perit avec lui. J'ai eu le plaisir de voir un jour, a une foire de village, la vie du grand Saint-Antoine representee par des marionnettes. C'est un spectacle qui passe en philosophie les tragedies de Shakespeare et les drames de M. d'Ennery, Oh! qu'on apprecie bien la tout ensemble la grace de Dieu et celle du diable! Le theatre represente une solitude affreuse, mais qui sera bientot peuplee d'anges et de demons. L'action, en se deroulant, imprime dans les coeurs une terrible impression de fatalite, qui resulte de l'intervention symetrique des demons et des anges, ainsi que de l'allure des personnages, qui sont conduits par des fils que tient une main invisible. Pourtant, quand, apres avoir fait sa priere, le grand Saint-Antoine, encore agenouille souleve son front devenu calleux comme le genou des chameaux, pour avoir ete longtemps prosterne sur la pierre, et, levant ses yeux brules de larmes, voit devant lui la reine de Saba, qui les bras ouverts, lui sourit dans sa robe d'or, on fremit, on tremble qu'il ne succombe, on suit avec angoisse le spectacle de son trouble et de sa detresse. Nous nous reconnaissons tous en lui et, quand il a triomphe, nous nous associons tous a son triomphe. C'est celui de l'humanit tout entiere dans sa lutte eternelle. Saint-Antoine n'est un grand saint que parce qu'il a resiste a la reine de Saba. Or, il faut bien le reconnaitre, en lui envoyant cette belle dame qui cache son pied fourchu sous une longue robe brodee de perles, le diable fit une besogne necessaire a la saintete de l'ermite. Ainsi le spectacle des marionnettes m'a confirme dans cette idee que le mal est indispensable au bien et le diable necessaire a la beaute morale du monde. * * * J'ai trouve chez des savants la candeur des enfants, et l'on voit tous les jours des ignorants qui se croient l'axe du monde. Helas! chacun de nous se voit le centre de l'univers. C'est la commune illusion. Le balayeur de la rue n'y echappe pas. Elle lui vient de ses yeux dont les regards, arrondissant autour de lui la voute celeste, le mettent au beau milieu du ciel et de la terre. Peut-etre cette erreur est-elle un peu ebranlee chez celui qui a beaucoup medite. L'humilite rare chez les doctes, l'est encore plus chez les ignares. * * * Une theorie philosophique du monde ressemble au monde comme une sphere sur laquelle on tracerait seulement les degres de longitude et de latitude ressemblerait a la terre. La metaphysique a cela d'admirable qu'elle ote au monde tout ce qu'il a et qu'elle lui donne ce qu'il n'avait pas, travail merveilleux sans doute, et jeu plus beau, plus illustre incomparablement que les dames et que les echecs, mais, a tout prendre, de meme nature. Le monde pense se reduit a des lignes geometriques dont l'arrangement amuse. Un systeme comme celui de Kant ou de Hegel ne differe pas essentiellement de ces _reussites_ par lesquelles les femmes trompent, avec des cartes, l'ennui de vivre. * * * Peut-on, me dis-je, en lisant ce livre, nous charmer ainsi, non point avec des formes et des couleurs, comme fait la nature en ses bons moments, qui sont rares, mais avec de petits signes empruntes au langage! Ces signes eveillent en nous des images divines. C'est la le miracle! Un beau vers est comme un archet promene sur nos fibres sonores. Ce ne sont pas ses pensees, ce sont les notres que la poete fait chanter en nous. Quand il nous parla d'une femme qu'il aime, ce sont nos amours et nos douleurs qu'il eveille delicieusement en notre ame. Il est un evocateur. Quand nous le comprenons, nous sommes aussi poetes que lui. Nous avons en nous, tous tant que nous sommes, un exemplaire de chacun de nos poetes que personne ne connait, et qui perira a jamais avec toutes ses variantes lorsque nous ne sentirons plus rien. Et croyez-vous que nous aimerions tant nos lyriques s'ils nous parlaient d'autre chose que de nous? Quel heureux malentendu! Les meilleurs d'entre eux sont des egoistes. Ils ne pensent qu' eux. Ils n'ont mis qu'eux dans leurs vers et nous n'y trouvons que nous. Les poetes nous aident a aimer: ils ne servent qu' cela, Et c'est un assez bel emploi de leur vanite delicieuse. Aussi en est-il de leurs strophes comme des femmes; rien n'est plus vain que de les louer: la mieux aimee sera toujours la plus belle. Quant a faire confesser au public que celle qu'on a choisie est incomparable, cela est plutot d'un chevalier errant que d'un homme sage. * * * Je ne sais si, comme la theologie l'enseigne, la vie est une epreuve; en tout cas, ce n'est pas une epreuve a laquelle nous soyons soumis volontairement. Les conditions n'en sont pas reglees avec une clarte suffisant. Enfin elle n'est point egale pour tous. Qu'est-ce que l'epreuve de la vie pour les enfants qui meurent sitot nes, pour les idiots et les fous? Voila des objections auxquelles on a deja repondu.--On y repond toujours, et il faut que la reponse ne soit pas tres bonne, pour qu'on soit oblige de la fuire tant de fois. La vie n'a pas l'air d'une salle d'examen. Elle ressemble plutot a un vaste atelier de poterie ou l'on fabrique toutes sortes de vases pour des destinations inconnues et dont plusieurs, rompus dans le moule, sont rejetes comme de vils tessons sans avoir jamais servi. Les autres ne sont employes qu'a des usages absurdes ou degoutants. Ces pots, c'est nous. * * * _A Pierre Veber._ La destinee du Judas de Kerioth nous plonge dans un abime d'etonnement. Car enfin cet homme est venu pour accomplir les propheties; il fallait qu'il vendit le fils de Dieu pour trente deniers. Et le baiser du traitre est, comme la lance et les clous veneres, un des instruments necessaires de la Passion. Sans Judas, le mystere ne s'accomplissait point et le genre humain n'etait point sauve. Et pourtant c'est une opinion constante parmi les theologiens que Judas est damne. Ils la fondent sur cette parole du Christ: <>. Cette idee que Judas a perdu son ame en travaillant au salut du monde a tourmente plusieurs chretiens mystiques et entre autres l'abbe Oegger, premier vicaire de la cathedrale de Paris. Ce pretre, qui avait l'ame pleine de pitie, ne pouvait tolerer l'idee que Judas souffrait dans l'enfer les tourments eternels. Il y songeait sans cesse et son trouble croissait dans ses perpetuelles meditations, il en vint a penser que le rachat de cette malheureuse ame interessait la misericorde divine et qu'en depit de la parole obscure de l'Evangile et de la tradition de l'Eglise, l'homme de Kerioth devait etre sauve. Ses doutes lui etaient insupportables; il voulut en etre eclairci. Une nuit, comme il ne pouvait dormir, il se leva et entra par la sacristie dans l'eglise deserte ou les lampes perpetuelles brulaient sous d'epaisses tenebres. La, s'etant prosterne au pied du maitre autel, il lit cette priere: <> Et toi qu'on maudit depuis dix-huit siecles et que je venere parce que tu sembles avoir pris l'enfer pour toi seul afin de nous laisser le ciel, bouc emissaire des traitres et des infames, a Judas, viens m'imposer les mains pour le sacerdoce de la misericorde et de l'amour! Apres avoir fait cette priere, le pretre prosterne sentit deux mains se poser sur sa tete comme celles de l'eveque le jour de l'ordination. Le lendemain, il annoncait sa vocation l'archeveque.--<> Mais il n'y a, a tout prendre, que des oeuvres de circonstance, car toutes dependent du lieu et du moment ou elles furent creees. On ne peut les comprendre ni les aimer d'un amour intelligent, si l'on ne connait le lieu, le temps et les circonstances de leur origine. C'est le fait d'une imbecillite orgueilleuse de croire qu'on a produit une oeuvre qui se suffit a elle-meme. La plus haute n'a de prix que pour ses rapports avec la vie. Mieux je saisis ces rapports, plus je m'interesse a l'oeuvre. * * * On peut, on doit tout dire, quand ou sait tout dire. Il y aurait tant d'interet a entendre une confession absolument sincere! Et depuis qu'il y a des hommes rien de pareil n'a encore et entendu. Aucun n'a tout dit, pas meme cet ardent Augustin, plus occupe de confondre les manicheens que de mettre son ame a nu, non pas meme ce pauvre grand Rousseau que sa folie portait a se calomnier lui-meme. * * * Les influences secretes du jour et de l'air, ces mille souffrances emanant de toute la nature, sont la rancon des etres sensuels, enclins a chercher leur joie dans les formes et dans les couleurs. * * * L'intolerance est de tous les temps. Il n'est point de religion qui n'ait eu ses fanatiques. Nous sommes tous enclins l'adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous fache quand on nous montre le defaut de nos idoles. Les hommes ont grand'peine a mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l'origine de leur foi. Aussi bien, si l'on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais. * * * Beaucoup de gens, aujourd'hui, sont persuades que nous sommes parvenus a l'arriere-fin des civilisations et qu'apres nous le monde perira. Ils sont millenaires comme les saints des premiers ages chretiens; mais ce sont des millenaires raisonnables, au gout du jour. C'est, peut-etre, une sorte de consolation de se dire que l'univers ne nous survivra pas. Pour ma part, je ne decouvre dans l'humanite aucun signe de declin. J'ai beau entendre parler de la decadence. Je n'y crois pas. Je ne crois pas meme que nous soyons parvenus au plus haut point de civilisation. Je crois que l'evolution de l'humanit est extremement lente et que les differences qui se produisent d'un siecle a l'autre dans les moeurs sont, a les bien mesurer, plus petites qu'on ne s'imagine. Mais elles nous frappent. Et les innombrables ressemblances que nous avons avec nos peres, nous ne les remarquons pas. Le train du monde est lent. L'homme a le genie de l'imitation. Il n'invente guere. Il y a, en psychologie comme en physique, une loi de la pesanteur qui nous attache au vieux sol. Theophile Gautier, qui etait a sa facon un philosophe, avec quelque chose de turc dans sa sagesse, remarquait, non sans melancolie, que les hommes n'etaient pas meme parvenus a inventer un huitieme peche capital. Ce matin, en passant dans la rue, j'ai vu des macons qui batissaient une maison et qui soulevaient des pierres comme les esclaves de Thebes et de Ninive. J'ai vu des maries qui sortaient de l'eglise pour aller au cabaret, suivis de leur cortege, et qui accomplissaient sans melancolie les rites tant de fois seculaires. J'ai rencontre un poete lyrique qui m'a recite ses vers, qu'il croit immortels; et, pendant ce temps, des cavaliers passaient sur la chaussee, portant un casque, le casque des legionnaires et des hoplites, le casque en bronze clair des guerriers homeriques, d'ou pendait encore, pour terrifier l'ennemi, la criniere mouvante qui effraya l'enfant Astyanax dans les bras de sa nourrice a la belle ceinture. Ces cavaliers etaient des gardes republicains. A cette vue et songeant que les boulangers de Paris cuisent le pain dans des fours, comme aux temps d'Abraham et de Goudea, j'ai murmure la parole du Livre: <>. Et je ne m'etonnai plus de subir des lois civiles qui etaient deja vieilles quand Cesar Justinien en forma un corps venerable. * * * Une chose surtout donne de l'attrait a la pensee des hommes: c'est l'inquietude. Un esprit qui n'est point anxieux m'irrite ou m'ennuie. * * * Nous appelons dangereux ceux qui ont l'esprit fait autrement que le notre et immoraux ceux qui n'ont point notre morale. Nous appelons sceptiques ceux qui n'ont point nos propres illusions, sans meme nous inquieter s'ils en ont d'autres. * * * Auguste Comte est aujourd'hui mis a son rang, a cote de Descartes et de Leibnitz. La partie de sa philosophie qui traite des rapports des sciences entre elles et de leur subordination, celle encore ou il degage de l'amas des faits historiques une constitution positive de la sociologie font desormais partie des plus precieuses richesses de la pensee humaine. Au contraire, le plan trace par ce grand homme, a la fin de sa vie, en vue d'une organisation nouvelle de la societe, n'a trouve aucune faveur en dehors de l'Eglise positiviste: c'est la partie religieuse de l'oeuvre. Auguste Comte la concut sous l'influence d'un amour mystique et chaste. Celle qui l'inspira, Clotilde de Vaux, mourut un an apres sa premiere rencontre avec le philosophe, qui voua a la memoire de cette jeune femme un culte continue par les disciples fideles. La religion d'Auguste Comte fut inspiree par l'amour. Pourtant elle est triste et tyrannique. Tous les actes de la vie et de la pensee y sont etroitement regles. Elle donne a l'existence une figure geometrique. Toute curiosite de l'esprit y est severement reprimee. Elle ne souffre que les connaissances utiles et subordonne entierement l'intelligence au sentiment. Chose digne de remarque! Par cela meme que cette doctrine est fondee sur la science, elle suppose la science definitivement constituee et, loin d'encourager les recherches ulterieures, elle les deconseille et blame meme celles qui n'ont pas pour objet le bien des hommes. Cela seul m'empecherait d'aller frapper, en habit blanc de neophyte, aux portes du temple de la rue Monsieur-le-Prince. Bannir le caprice et la curiosite, que cela est cruel! Ce dont je me plains, ce n'est pas que les positivistes veuillent nous interdire toute recherche sur l'essence, l'origine et la fin des choses. Je suis bien resign a ne connaitre jamais la cause des causes et la fin des fins. Il y a beau temps que je lis les traites de metaphisique comme des romans plus amusants que les autres, non plus veritables. Mais ce qui rend le positivisme amer et desolant, c'est la severit avec laquelle il interdit les sciences inutiles, qui sont les plus aimables. Vivre sans elles serait-ce encore vivre? Il ne nous laisse pas jouer en liberte avec les phenomenes et nous enivrer des vaines apparences. Il condamne la folie delicieuse d'explorer les profondeurs du ciel. Auguste Comte, qui professa vingt ans l'astronomie, voulait borner l'etude de cette science aux planetes visibles de notre systeme, les seuls corps, disait-il, qui pussent avoir une influence appreciable sur le Grand-Fetiche. C'est la terre qu'il appelait ainsi. Mais le Grand-Fetiche ne serait plus habitable a certains esprits si la vie y etait reglee heure par heure et si l'on n'y pouvait faire des choses inutiles, comme, par exemple, rever aux etoiles doubles. * * * <> dit l'homunculus sorti de l'alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre c'est agir. Malheureusement, l'esprit speculatif rend l'homme impropre l'action. L'empire n'est pas a ceux qui veulent tout comprendre. C'est une infirmite que de voir au dela du but prochain. Il n'y a pas que les chevaux et les mulets a qui il faille des oeilleres pour marcher sans ecart. Les philosophes s'arretent en route et changent la course en promenade. L'histoire du petit Chaperon-Rouge est une grande lecon aux hommes d'Etat qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s'il est des noisettes dans les sentiers du bois. * * * Plus je songe a la vie humaine, plus je crois qu'il faut lui donner pour temoins et pour juges l'Ironie et la Pitie, comme les Egyptiens appelaient sur leurs morts la deesse Isis et la deesse Nephtys. L'Ironie et la Pitie sont deux bonnes conseilleres; l'une, en souriant, nous rend la vie aimable; l'autre, qui pleure, nous la rend sacree. L'Ironie que j'invoque n'est point cruelle. Elle ne raille ni l'amour, ni la beaute. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colere, et c'est elle qui nous enseigne a nous moquer des mechants et des sors, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de hair. * * * Cet homme aura toujours la foule pour lui. Il est sur de lui comme de l'univers. C'est ce qui plait a la foule; elle demande des affirmations et non des preuves. Les preuves la troublent et l'embarrassent. Elle est simple et ne comprend que la simplicite. Il ne faut lui dire ni comment ni de quelle maniere, mais seulement oui ou non. * * * Les morts se pretent aux reconciliations avec une extreme facilite. C'est un bon instinct que de confondre dans la gloire et dans l'amour les ouvriers qui, bien qu'ennemis, travaillerent en commun a quelque grande oeuvre morale ou sociale. La legende opere ces reunions posthumes qui contentent tout un peuple. Elle a des ressources merveilleuses pour mettre Pierre et Paul et tout le monde d'accord. Mais la legende de la Revolution a bien de la peine a se faire. * * * Le gout des livres est vraiment un gout louable. On a raille les bibliophiles, et peut-etre, apres tout, pretent-ils a la raillerie; c'est le cas de tous les amoureux. Mais il faudrait plutot les envier puisqu'ils ont ornes leur vie d'une longue et paisible volupte. On croit les confondre en disant qu'ils ne lisent point leurs livres. Mais l'un d'eux a repondu sans embarras: <> Que peut-on faire de plus honnete que de mettre des livres dans une armoire? Cela rappelle beaucoup, a la verite, la tache que se donnent les enfants, quand ils font des tas de sable au bord de la mer. Ils travaillent en vain, et tout ce qu'ils elevent sera ben tot renverse. Sans doute, il en est ainsi des collections de livres et de tableaux. Mais il n'en faut accuser que les vicissitudes de l'existence et la brievete de la vie. La mer emporte les tas de sable, le commissaire-priseur disperse les collections. Et pourtant on n'a rien de mieux a faire que des tas de sable a dix ans et des collections a soixante. Rien ne restera de tout ce que nous elevons, et l'amour des bibelots n'est pas plus vain que tous les autres amours. * * * Pour peu qu'on ait pratique les savants, on s'apercoit qu'ils sont les moins curieux des hommes. Etant, il y a quelques annees, dans une grande ville d'Europe que je ne nommerai pas, je visitai les galeries d'histoire naturelle en compagnie d'un des conservateurs qui me decrivait les zoolithes avec une extreme complaisance. Il m'instruisit beaucoup jusqu'aux terrains pliocenes. Mais, lorsque nous nous trouvames devant les premiers vestiges de l'homme, il detourna la tete et repondit a mes questions que ce n'etait point sa vitrine. Je sentis mon indiscretion. Il ne faut jamais demander a un savant les secrets de l'univers qui ne sont point dans sa vitrine. Cela ne l'interesse point. * * * Le temps, dans sa fuite, blesse ou tue nos sentiments les plus ardents et les plus tendres. Il affaiblit l'admiration en lui otant ses aliments naturels: la surprise et l'etonnement; il aneantit l'amour et ses belles folies, il ebranle la foi et l'esperance, il defleurit, il effeuille toutes les innocences. Du moins, qu'il nous laisse la pitie, afin que nous ne soyons pas enfermes dans la vieillesse comme dans un sepulcre. C'est par la pitie qu'on demeure vraiment homme. Ne nous changeons pas en pierre comme les grandes impies des vieux mythes. Ayons pitie des faibles parce qu'ils souffrent la persecution et des heureux de ce monde parce qu'il est ecrit: <> Prenons la bonne part, qui est de souffrir avec ceux qui souffrent, et disons des levres et du coeur, au malheureux, comme le chretien a Marie: <<_Fac me tecum plangere._ * * * Ne craignons pas trop de preter aux artistes d'autrefois un ideal qu'ils n'eurent jamais. On n'admire point sans quelque illusion, et comprendre un chef-d'oeuvre c'est, en somme, le creer en soi-meme a nouveau. Les memes oeuvres se refletent diversement dans les ames qui les contemplent. Chaque generation d'hommes cherche une emotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maitres. Le spectateur le mieux doue est celui qui trouve, au prix de quelque heureux contresens, l'emotion la plus pure et la plus forte. Aussi l'humanite ne s'attache-t-elle guere avec passion qu'aux oeuvres d'art ou de poesie dont quelques parties sont obscures et susceptibles d'interpretations diverses. * * * On annonce, on attend, on voit deja de grands changements dans la societe. C'est l'eternelle erreur de l'esprit prophetique. L'instabilite, sans doute, est la condition premiere de la vie; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque a notre insu. Tout progres, le meilleur comme le pire, est lent et regulier. Il n'y aura pas de grands changements, il n'y en eut jamais, j'entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations economiques s'operent avec la lenteur clemente des forces naturelles. Bonnes ou mauvaises a notre sens, les choses sont toujours ce qu'il fallait qu'elles fussent. Notre etat social est reflet des etats qui l'ont precede, comme il est la cause des etats qui le suivront. Il tient des premiers, comme les suivants tiendront de lui. Et cet enchainement fixe pour longtemps la persistance d'un meme type; cet ordre assure la tranquillite de la vie. Il est vrai qu'il ne contente ni les esprits curieux de nouveautes, ni les coeurs alteres de charite. Mais c'est l'ordre universel. Il faut s'y soumettre. Ayons le zele du coeur et les illusions necessaires; travaillons a ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l'espoir d'un succes subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d'une apocalypse sociale: toutes les apocalypses eblouissent et decoivent. N'attendons point de miracle. Resignons-nous a preparer, pour notre inperceptible part, l'avenir meilleur ou pire que nous ne verrons pus. * * * Il faut, dans la vie, faire la part du hasard. Le hasard, en definitive, c'est Dieu. * * * Les philosophies sont interessantes seulement comme des monuments psychiques propres a eclairer le savant sur les divers etats qu'a traverses l'esprit humain. Precieuses pour la connaissance de l'homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n'est pas l'homme. Les systemes sont comme ces minces fils de platine qu'on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties egales. Ces fils sont utiles a l'observation exacte des astres, mais ils sont de l'homme et non du ciel. Il est bon qu'il y ait des fils de platine dans les lunettes. Mais il ne faut pas oublier que c'est l'opticien qui les a mis. * * * A dix-sept ans, je vis, un jour, Alfred de Vigny dans un cabinet de lecture de la rue de l'Arcade. Je n'oublierai jamais qu'il portait une epaisse cravate de satin noir attachee au cou par un camee et sur laquelle se rabattait un col aux bords arrondis. Il tenait a la main une mince canne de jonc a pomme d'or. J'etais bien jeune, et pourtant il ne me parut pas vieux. Son visage etait paisible et doux. Ses cheveux decolores, mais soyeux encore et legers, tombaient en boucles sur ses joues rondes. Il se tenait tres droit, marchait a petits pas et parlait a voix basse. Apres son depart, je feuilletai avec une emotion respectueuse le livre qu'il avait rapporte. C'etait un tome de la collection Petitot, les _Memoires de La Noue_, je crois. J'y trouvai un signet oublie, une etroite bande de papier sur laquelle, de sa grande ecriture allongee et pointue, qui rappelait celle de madame de Sevigne, le poete avait trace au crayon un seul mot, un nom: _Bellerophon_. Heros fabuleux ou navire historique, que signifiait ce nom? Vigny songeait-il, en l'ecrivant, a Napoleon trouvant les bornes des grandeurs de chair, ou bien se disait-il: <> s'ecria un jour J.-J. Weiss dans un grand journal. Le mot fit scandale parmi les lecteurs ordinaires. Je sais un digne homme de magistrat, un bon vieillard, qui rendit le lendemain la feuille au porteur. C'etait un abonne de plus de trente annees, et il etait dans l'age ou l'on n'aime pas a changer ses habitudes. Mais il n'hesita pas a faire ce sacrifice a la morale professionnelle. C'est, je crois, l'affaire Fualdes qui avait inspire a J.-J. Weiss une si genereuse admiration. Je ne veux scandaliser personne. Je ne saurais. Il y faut une grace audacieuse que je n'ai point. Pourtant je confesse que le maitre avait raison et que c'est beau, un beau crime. Les causes celebres ont sur chacun de nous un attrait irresistible. Ce n'est pas trop de dire que le sang repandu est pour moitie dans la poesie de l'humanite. Macbeth et Chopart dit l'Aimable sont les rois de la scene. Le gout des legendes scelerates est inne dans l'homme. Interrogez les petits enfants: ils vous diront tous que si Barbe-Bleue n'avait pas tue ses femmes, son histoire en serait moins jolie. En face d'une tenebreuse affaire d'assassinat, l'esprit ressent une curiosit etonnee. Il s'etonne, parce que le crime est de soi-meme etrange, mysterieux et monstrueux; il s'interesse, parce qu'il retrouve dans tous les crimes ce vieux fonds de faim et d'amour sur lequel, bons ou mauvais, nous vivons tous. Le criminel semble venu de tres loin. Il nous rapporte une image epouvantable de l'humanite des bois et des cavernes. Le genie des races primitives revit en lui. Il garde des instincts qu'on croyait perdus; il a des ruses que notre sagesse ignore. Il est pouss par des appetits qui sommeillent en nous autres. Il est encore une bete et deja un homme. De la l'admiration indignee qu'il nous inspire. Le spectacle du crime est a la fois dramatique et philosophique. Il est pittoresque aussi, il seduit par des groupements bizarres, des ombres farouches entrevues sur les murs, quand tout dort, des haillons tragiques, des expressions de visage dont le secret irrite. Rustique et rampant sur la terre nourriciere qu'il abreuve depuis tant de siecles, le crime s'associe aux noires magies de la nuit, au silence amical de la lune, aux terreurs eparses dans la nature, aux melancolies des champs et des rivieres. Faubourien et cache dans la foule, il prend les nerfs par une odeur de bouge et d'alcool, un gout de pourriture et des accents inouis d'infamie. Dans le monde, je veux dire dans la societe bourgeoise, ou il est rare, il s'habille comme nous, il parle comme nous, et c'est peut-etre sons cette figure equivoque et vulgaire qu'il occupe le plus fortement les imaginations. Le crime en habit noir est celui que le peuple prefere. * * * Le charme qui touche le plus les ames est le charme du mystere. Il n'y a pas de beaute sans voiles, et ce que nous preferons, c'est encore l'inconnu. L'existence serait intolerable si l'on ne revait jamais. Ce que la vie a de meilleur, c'est l'idee qu'elle nous donne de je ne sais quoi qui n'est point en elle. Le reel nous sert a fabriquer tant bien que mal un peu d'ideal. C'est peut-etre sa plus grande utilite. * * * <> dit-on a chaque instant. Mais il est tres difficile de decouvrir les vrais signes du temps. Il y faut une connaissance du present ainsi que du passe et une philosophie generale que nous n'avons ni les uns ni les autres. Il m'est arrive plusieurs fois de saisir certains petits faits qui se passaient sous mes yeux et de leur trouver une physionomie originale dans laquelle je me plaisais a discerner l'esprit de cette epoque. <> Or, j'ai retrouve neuf fois sur dix le meme fait avec des circonstances analogues dans du vieux memoires ou dans de vieilles histoires. Il y a en nous un fonds d'humanite qui change moins qu'on ne croit. Nous differons tres peu, en somme, de nos grands-peres. Pour que nos gouts et nos sentiments se transforment, il est necessaire que les organes qui les produisent se transforment eux-memes. C'est l'ouvrage des siecles. Il faut des centaines et des milliers d'annees pour alterer sensiblement quelques-uns de nos caracteres. * * * Nous n'enfermons plus notre croyance dans les vieux dogmes. Pour nous, le Verbe ne s'est pas revele seulement sur la sainte montagne dont parle l'Ecriture. Le ciel des theologiens nous apparait desormais peuple de vains fantomes. Nous savons que la vie est breve, et, pour la prolonger, nous y mettons le souvenir des temps qui ne sont plus. Nous n'esperons plus en l'immortalite de la personne humaine; pour nous consoler de cette croyance morte, nous n'avons que le reve d'une autre immortalite, insaisissable celle-la, eparse, qu'on ne peut gouter que par avance, et qui, d'ailleurs, n'est promise qu'a bien peu d'entre nous, l'immortalite des ames dans la memoire des hommes. * * * Nous n'avons rien a faire en ce monde qu'a nous resigner. Mais les nobles creatures savent donner a la resignation le beau nom de contentement. Les grandes ames se resignent avec une sainte joie. Dans l'amertume du doute, au milieu du mal universel, sous le ciel vide, elles savent garder intactes les antiques vertus des fideles. Elles croient, elles veulent croire. La charite du genre humain les echauffe. C'est peu encore. Elles conservent pieusement cette vertu que la theologie chretienne mettait dans sa sagesse au-dessus de toutes les autres, parce qu'elle les suppose ou les remplace: l'esperance. Esperons, non point en l'humanite qui, malgre d'augustes efforts, n'a pas detruit le mal en ce monde, esperons dans ces etres inconcevables qui sortiront un jour de l'homme, comme l'homme est sorti de la brute. Saluons ces genies futurs. Esperons en cette universelle angoisse dont le transformisme est la loi materielle. Cette angoisse feconde, nous la sentons croitre en nous; elle nous fait marcher vers un but inevitable et divin. * * * Les vieillards tiennent beaucoup trop a leurs idees. C'est pourquoi les naturels des iles Fidji tuent leurs parents quand ils sont vieux. Ils facilitent ainsi l'evolution, tandis que nous en retardons la marche en faisant des academies. * * * L'ennui des poetes est un ennui dore, ne les plaignez pas trop; ceux qui chantent savent charmer leur desespoir; il n'est telle magie que la magie des mots. Les poetes se consolent, comme les enfants, avec des images. * * * En amour, il faut aux hommes des formes et des couleurs; ils veulent des images. Les femmes ne veulent que des sensations. Elles aiment mieux que nous, elles sont aveugles. Et si vous pensez a la lampe de Psyche, a la goutte d'huile, je vous dirai que Psyche n'est pas la femme, Psyche est l'ame. Ce n'est pas la meme chose. C'est meme le contraire. Psyche etait curieuse de voir, et les femmes ne sont curieuses que de sentir. Psych cherchait l'inconnu. Quand les femmes cherchent, ce n'est pas l'inconnu qu'elles cherchent. Elles veulent retrouver, voil tout, retrouver leur reve ou leur souvenir, la sensation pure. Si elles avaient des yeux, comment parviendrait-on a s'expliquer leurs amours? * * * _A Edouard Rod._ SUR LES COUVENTS DE FEMMES Il est penible de voir une jeune fille mourir volontairement au monde. Le couvent effraye tout ce qui n'y entre pas. Au milieu du XIVe siecle de l'ere chretienne, une jeune Romaine nommee Blesilla fit dans un monastere de tels jeunes qu'elle en mourut. Le peuple furieux, suivit le cercueil en criant: <> Et lorsque, quatorze cents ans plus tard, Chateaubriand exalta, par la bouche du pere Aubry, les filles qui ont <>, l'abbe Morellet, qui etait un vieux philosophe, entendit avec impatience ces louanges de la vie cenobitique et s'ecria: <> Que nous enseignent ces interminables querelles, sinon que la vie religieuse fait peur la nature et que cependant elle a des raisons d'etre et de durer? Le peuple et les philosophes n'entrent pas toujours dans ces raisons. Elles sont profondes et touchent aux plus grands mysteres de la nature humaine. Le cloitre a ete pris d'assaut et renverse. Ses ruines desertes se sont repeuplees. Certaines ames y vont par une pente naturelle; ce sont des ames claustrales. Parce qu'elles sont inhumaines et pacifiques, elles quittent le monde et descendent avec joie dans le silence et la paix. Plusieurs sont nees lasses; elles n'ont point de curiosite. Elles se trainent inertes et sans desir. Ne sachant ni vivre ni mourir, elles embrassent la vie religieuse comme une moindre vie et comme une moindre mort. D'autres sont amenees au cloitre par des raisons detournees. Elles ne prevoyaient pas le but. Innocentes blessees, une deception precoce, un deuil secret du coeur, leur a gate l'univers. Leur vie ne portera point de fruits; le froid en a seche la fleur. Elles ont eu trop tot le sentiment du mal universel. Elles se cachent pour pleurer. Elles veulent qu'on les oublie. Elles veulent oublier... Ou plutot, elles aiment leur douleur et elles la mettent a l'abri des hommes et des choses. Il en est d'autres enfin qu'attire au couvent le zele du sacrifice et qui veulent se donner tout entieres, dans un abandon plus grand encore que celui de l'amour. Celles-la, plus rares, sont les vraies epouses de Jesus-Christ. L'Eglise leur prodigue les doux noms de lis et de rose, de colombe et d'agneau: elle leur promet, par la bouche de la Reine des Vierges, la couronne d'etoiles et le trone de candeur. Mais prenons garde de rencherir sur les theologiens. Aux epoques de foi, on ne s'echauffait guere sur les vertus mystiques des religieuses. Je ne parle pas du peuple, a qui les nonnes ont toujours ete suspectes et qui a fait sur elles des contes joyeux. Je parle du clerge seculier, dont les jugements etaient fort melanges. N'oublions pas que la poesie des cloitres date de Chateaubriand et de Montalembert. Il faut aussi considerer que les communautes different tout fait selon les temps et les pays et qu'on ne peut les reunir toutes dans un meme jugement. Le couvent fut longtemps en Occident la ferme, l'ecole, l'hopital et la bibliotheque. Il y eut des couvents pour conserver la science, d'autres pour conserver l'ignorance. Il y en eut pour le travail comme pour l'oisivete. J'ai visite, il y a quelques annees, la montagne sur laquelle sainte Odile, fille d'un duc d'Alsace, eleva au milieu du XIIe siecle un monastere dont la memoire est restee dans l'ame du peuple alsacien. Cette fille forte chercha et trouva les moyens d'adoucir autour d'elle le grand mal de vivre dont souffraient alors les pauvres gens. Aidee par d'habiles collaboratrices et servie par des serfs nombreux, elle defricha, cultiva les terres, eleva des bestiaux, mit les recoltes a l'abri des pillards. Elle fut prevoyante pour les imprevoyants. Elle enseigna la sobriet aux buveurs de cervoise, la douceur aux violents, une bonne economie a tous. Est-il possible de decouvrir une ressemblance entra ces vierges robustes et pures des temps barbares, ces royales metayeres, et les abbesses qui, sous Louis XV, mettaient des mouches pour aller a l'office et parfumaient de poudre a la marechale les levres des abbes qui leur baisaient les doigts? Et meme alors, meme en ces jours de scandale, quand la noblesse jetait dans les abbayes des cadettes revoltees, il y avait de bonnes ames sous les grilles des maisons conventuelles. J'ai surpris les secrets de l'une d'elles. Qu'elle me pardonne! C'est l'an passe, chez Legoubin, libraire sur le quai Malaquais. Je trouvai un vieux manuel de confession a l'usage des religieuses. Une inscription mise sur le titre, a main reposee, m'apprit qu'en 1779 ce livre appartenait a soeur Anne, religieuse soumise a la regle des Feuillantines. Il etait redige en francais et avait ceci de remarquable que chaque peche etait imprime sur une petite fiche collee au feuillet par le bord seulement. Pendant l'examen de conscience, dans la chapelle, la penitente n'avait besoin ni de plume ni de crayon pour noter ses fautes graves ou legeres. Il lui suffisait de corner la petite bande portant mention d'un peche qu'elle avait commis. Et dans le confessionnal, aidee de son livre, qu'elle suivait de corne en corne, soeur Anne ne risquait pas d'oublier quelque manquement aux commandements de Dieu ou a ceux de l'Eglise. Or, dans le moment que je trouvai ce petit livre chez mon ami Legoubin, je vis que plusieurs coulpes y etaient marquees d'un pli unique. C'etaient les coulpes extraordinaires de soeur Anne. D'autres avaient ete cornees bien des fois et les angles du papier etaient tout uses. C'etaient la les peches mignons de soeur Anne. Comment en douter? Le livre n'avait pas servi depuis la dispersion des religieuses en 1790. Il etait encore plein des pieuses images et des prieres historiees que la bonne fille avait glissees entre les pages. Je connus de la sorte l'ame de soeur Anne. Je n'y trouvai que des peches innocents s'il en fut, et j'ai grand espoir que soeur Anne est assise aujourd'hui a la droite du Pere. Jamais coeur plus pur n'a battu sous la robe blanche des Feuillantines. Je me figure cette sainte fille d'aspect candide, un peu grasse, se promenant a pas lents entre les carres de choux du jardin conventuel, et marquant sans trouble, de son doigt blanc, sur le livre, ses peches aussi reguliers que sa vie: paroles vaines, distractions dans les assemblees, distractions aux offices, desobeissances legeres et sensualite dans les repas. Ce dernier trait me touche jusqu'aux larmes. Soeur Anne mangeait avec sensualite des racines cuites a l'eau. Elle n'etait point triste. Elle ne doutait point. Elle ne tenta jamais Dieu. Ces peches-la n'ont point de corne dans le petit livre. Religieuse, elle avait le coeur monastique. Sa destinee etait conforme a sa nature. Voila le secret de la sagesse de soeur Anne. Je ne sais, mais je crois bien qu'il y a beaucoup de soeurs Anne aujourd'hui dans les couvents de femmes. J'aurais plusieurs reproches a faire aux moines; j'aime mieux dire tout de suite que je ne les aime pas beaucoup. Quant aux religieuses, je crois qu'elles ont pour la plupart, comme soeur Anne, un coeur monastique, dans lequel abondent les graces de leur etat. Et pourquoi sans cela seraient-elles entrees an couvent? Aujourd'hui, elles n'y sont plus jetees par l'orgueil et l'avarice de leur famille. Elles prennent le voile parce qu'il leur convient de le prendre. Elles le quitteraient s'il leur plaisait de le quitter, et vous voyez qu'elles le gardent. Les dragons philosophes, qu'on voit forcant les clotures dans les vaudevilles de la Revolution, avaient vite fait d'invoquer la nature et de marier les nonnes. La nature est plus vaste que ne croient les dragons philosophes; elle reunit le sensualisme et l'ascetisme dans son sein immense; et quant aux couvents, il faut bien que le monstre soit aimable, puisqu'il est aime et qu'il ne devore plus que des victimes volontaires. Le couvent a ses charmes. La chapelle, avec ses vases dores et ses roses en papier, une sainte Vierge peinte de couleurs naturelles et eclairee par une lumiere pale et mysterieuse comme le clair de lune, les chants et l'encens et la voix du pretre, voila les premieres seductions du cloitre; elles l'emportent quelquefois sur celles du monde. C'est que ces choses ont une ame et qu'elles contiennent toute la somme de poesie accessible a certaines natures. Sedentaire et faite pour une vie discrete, humble, cachee, la femme se trouve tout d'abord a son aise au couvent. L'atmosphere en est tiede, un peu lourde; elle procure aux bonnes filles les delices d'une lente asphyxie. On y goute un demi-sommeil. On y perd la pensee. C'est un grand debarras. En echange, on y gagne la certitude. N'est-ce pas, au point de vue pratique, une excellente affaire? Je compte pour peu les titres d'epouse mystique de Jesus, de vase d'election et de colombe immaculee. On n'a guere d'exaltation dans les communautes. Les vertus y vont leur petit train. Tout, jusqu'au sentiment du divin, y garde un prudent terre-a-terre. Pas d'envolee. Le spiritualisme, dans sa sagesse, s'y materialise autant qu'il peut, et il le peut beaucoup plus qu'on ne pense communement. La grande affaire de la vie y est si bien divisee en une suite de petites affaires que l'exactitude supplee a tout. Rien ne rompt jamais la trame egale de l'existence. Le devoir y est tres simple. La regle le trace. Il y a la de quoi satisfaire les ames timides, douces et obeissantes. Une telle vie tue l'imagination et non pas la gaiete. Il est rare de rencontrer l'expression d'une tristesse profonde sur le visage d'une religieuse. A l'heure qu'il est, on chercherait vainement dans les couvents de France une Virginie de Leyva ou une Giulia Carraciolo, victimes revoltees, respirant avec ivresse a travers les grilles du cloitre les parfums de la nature et du monde. On n'y trouverait pas non plus, je crois, une sainte Therese ou une sainte Catherine de Sienne. L'age heroique des couvents est jamais passe. L'ardeur mystique s'eteint. Les causes qui jetaient tant d'hommes et de femmes dans les monasteres n'existent plus. Aux temps de violence, quand l'homme, mal assure de gouter les fruits de son travail, se reveillait sans cesse aux cris de mort, aux lueurs de l'incendie, quand la vie etait un cauchemar, les plus douces ames s'en allaient rever du ciel dans des maisons qui s'elevaient comme de grands navires au-dessus des flots de la haine et du mal. Ces temps ne sont plus. Le monde est devenu a peu pres supportable. On y reste plus volontiers. Mais ceux qui le trouvent encore trop rude et trop peu sur sont libres, apres tout, de s'en retirer. L'Assemblee constituante avait eu tort de le contester, et nous avons eu raison de l'admettre en principe. J'ai l'honneur de connaitre la superieure d'une communaute dont la maison-mere est a Paris. C'est une femme de bien et qui m'inspire un sincere respect. Elle me contait, il y a peu de temps, les derniers moments d'une de ses religieuses, que j'avais connue dans le monde rieuse et jolie, et qui etait allee s'eteindre de phtisie au couvent. <> Connaissez mieux le vieux Cadmus. J'ai fait passer tous les peuples mediterraneens de l'age de pierre a l'age de bronze. J'ai appris a vos Grecs les principes de tous les arts. En echange du ble, du vin et des peaux de bete qu'ils m'apportaient, je leur ai donne des coupes ou se baisaient des colombes et des figurines de terre, qu'ils ont copiees depuis, en les arrangeant a leur gout. Enfin, je leur ai donne un alphabet sans lequel ils n'auraient pu ni fixer ni meme preciser leurs pensees que vous admirez. Voila ce qu'a fait le vieux Cadmus. Il l'a fait non par la charite du genre humain ni par desir d'une vaine gloire, mais pour l'amour du lucre et en vue d'un profit tangible et certain. Il l'a fait pour s'enrichir et avec l'envie de boire pendant sa vieillesse du vin dans des coupes d'or, sur une table d'argent, au milieu de femmes blanches dansant des danses voluptueuses et jouant de la harpe. Car le vieux Cadmus ne croit ni a la bonte ni a la vertu. Il sait que les hommes sont mauvais et que, plus puissants que les hommes, les dieux sont pires. Il les craint; il s'efforce de les apaiser par des sacrifices sanglants. Il ne les aime point. Il n'aime que lui-meme. Je me peins tel que je suis. Mais considerez que, si je n'avais pas recherche les violents plaisirs des sens, je n'aurais pas travaille pour m'enrichir, je n'aurais pas invent les arts dont vous jouissez encore aujourd'hui. Et puisqu'enfin, cher monsieur, n'ayant pas assez d'esprit pour devenir marchand, vous etes scribe et faites des ecritures a la maniere des Grecs, vous devriez m'honorer a l'egal d'un dieu, moi, a qui vous devez l'alphabet. J'en suis l'inventeur. Vous pensez bien que je ne l'ai cree que pour la commodite de mon commerce et sans prevoir le moins du monde l'usage qu'en feraient plus tard les peuples litteraires. Il me fallait un systeme de notation simple et rapide. Je l'eusse volontiers pris a mes voisins, ayant l'habitude de tirer d'eux tout ce qui pouvait me convenir. Je ne me pique pas d'originalite, ma langue est celle des semites; ma sculpture est tantot egyptienne et tantot babylonienne. Si j'avais eu une bonne ecriture sous la main, je ne me serais pas mis en frais d'invention sur cette matiere. Mais ni les hieroglyphes des peuples que vous nommez aujourd'hui, sans les connaitre, Hittites ou Heleens***, ni l'ecriture sacree des Egyptiens ne repondaient a mes besoins. C'etaient la des ecritures compliquees et lentes, mieux faites pour s'etendre sur les murailles des temples et des tombeaux que pour se presser sur les tablettes d'un negociant. Meme abregee et cursive, l'ecriture des scribes egyptiens gardait encore, de son type premier, la lourdeur, l'embarras et l'indecision. Le systeme tout entier etait mauvais. L'hieroglyphe simplifie restait encore l'hieroglyphe, c'est-a-dire quelque chose de terriblement confus. Vous savez comment les Egyptiens melaient dans leurs hieroglyphes, tant parfaits qu'abreges, les signes representant des idees aux signes representant des sons. Par un coup de genie, je pris vingt-deux de ces signes innombrables et j'en fis les vingt-deux lettres de mon alphabet. Des lettres, c'est-a-dire des signes correspondant chacun a un son unique, et fournissant par leur association prompte et facile le moyen de peindre fidelement tous les sons! N'etait-ce point ingenieux? --Oui, sans doute, c'etait ingenieux, et plus encore que vous ne croyez. Et nous vous devons un present inestimable. Car sans l'alphabet point de notation exacte du discours, point de style, partant point de pensee un peu delicate, point d'abstractions, point de philosophie subtile. Il serait aussi absurde d'imaginer Pascal ecrivant les _Provinciales_ en caracteres cuneiformes que de croire que le Zeus d'Olympie a ete sculpte par un phoque. Invente pour tenir des livres de commerce, l'alphabet phenicien est devenu dans le monde entier l'instrument necessaire et parfait de la pensee, et l'histoire de ses transformations est intimement liee a celle du developpement de l'esprit humain. Votre invention est infiniment belle et precieuse, encore qu'imparfaite. Car vous n'avez pas songe aux voyelles, et ce sont les Grecs ingenieux qui les ont trouvees. Leur part en ce monde etait de porter toutes choses a la perfection. --Les voyelles, je vais vous dire j'ai toujours eu la mauvaise habitude de les brouiller et de les confondre. Vous vous en etes peut-etre apercu ce soir: le vieux Cadmus parle un peu de la gorge. --Je le lui pardonne, je lui pardonnerais presque le rapt de la vierge Io, puisque enfin son pere Inachos n'etait qu'un chef de sauvages portant pour sceptre un bois de cerf, sculpte a la pointe du silex. Je lui pardonnerais meme d'avoir fait connaitre aux Beotiens pauvres et vertueux les danses frenetiques des Bacchantes, je lui pardonnerais tout, pour avoir donne a la Grece et au monde le plus precieux des talismans, les vingt-deux lettres de l'alphabet phenicien. De ces vingt-deux lettres sont sortis tous les alphabets de l'univers. Il n'est point de pensee sur cette terre qu'ils ne fixent et ne gardent. De votre alphabet, divin Cadmus, sont sorties les ecritures grecques et italiotes, qui ont donne naissance a toutes les ecritures europeennes. De votre alphabet encore sont issues toutes les ecritures semitiques, depuis l'arameen et l'hebreu jusqu'au syriaque et a l'arabe. Et ce meme alphabet phenicien est le pere des alphabets hymiarite et ethiopien et de tous les alphabets du centre de l'Asie, zend et pehlvi, et meme de l'alphabet indien, qui a donne naissance au devanagari et a tous les alphabets de l'Asie meridionale. Quelle fortune! Quel succes universel! Il n'y a pas, a l'heure qu'il est, sur toute la surface de la terre une seule ecriture qui ne derive de l'ecriture cadmeenne. Quiconque en ce monde ecrit un mot est tributaire des vieux marchands chananeens. A cette pensee, je suis tente de vous rendre les plus grands honneurs, soigneur Cadmus, et je ne suis comment reconnaitre la faveur que vous m'avez faite en passant une petite heure de nuit dans mon cabinet, vous, Baal Cadmus, inventeur de l'alphabet. --Cher monsieur, moderez votre enthousiasme. Je suis assez content de ma petite invention. Mais ma visite n'a rien qui puisse vous flatter particulierement. Je m'ennuie a mort depuis que, devenu une ombre vaine, je ne vends plus ni etain, ni poudre d'or, ni dents d'elephant et que, sur cette terre ou M. Stanley suit de loin mon exemple, je suis reduit a converser, de temps autre, avec quelques savants ou curieux qui veulent bien s'interesser a moi. Je crois entendre le chant du coq, adieu et tachez de vous enrichir: les seuls bien de ce monde sont la richesse et la puissance. Il dit et disparut. Mon feu s'etait eteint, la fraicheur de la nuit commencait a me saisir et j'avais tres mal a la tete. * * * Je ne partage pas du tout les mauvais sentiments des vaudevillistes a l'endroit des doctoresses. Si une femme a la vocation de la science, de quel droit lui reprocherons-nous d'avoir suivi sa voie? Comment blamer cette noble et douce et sage Sophie Germain qui, aux soins du menage et de la famille, prefera les meditations silencieuses de l'algebre et de la metaphysique? La science ne peut-elle avoir, comme la religion, ses vierges et ses diaconesses? S'il est peu raisonnable de vouloir instruire toutes les femmes, l'est-il davantage de vouloir interdire a toutes les hautes speculations de la pensee? Et, a un point de vue tout pratique, la science n'est-elle pas, dans certains cas, pour une femme, une ressource precieuse? Parce qu'il y a aujourd'hui plus d'institutrices qu'il n'en faut, devons-nous blamer les jeunes filles qui se vouent l'enseignement, malgre l'ineptie cruelle des programmes et la justice inique des concours? Puisqu'on a toujours reconnu aux femmes une exquise habilete a soigner les malades, puisqu'elles furent de tout temps des consolatrices et des guerisseuses, puisqu'elles fournissent a la societe des infirmieres et des sages-femmes, comment ne pas louer celles qui, non contentes de l'apprentissage necessaire, poussent jusqu'au doctorat leurs etudes medicales et s'accroissent ainsi en dignite et en autorite? Il ne faut point se laisser emporter par la haine des precieuses et des pedantes. Il est de fait que rien n'est odieux comme une pedante. Pour ce qui est des precieuses, il faudrait distinguer. Le bel air ne messied pas toujours, et un certain gout de bien dire ne gate pas une femme. Si madame de Lafayette est une precieuse (de son temps, elle passait pour telle), je ne hairai point les precieuses. Toute affectation est detestable, celle du torchon comme celle de la plume, et il y aurait peu d'agrement vivre dans la societe que revait Proudhon, ou toutes les femmes seraient cuisinieres et ravaudeuses. Je veux bien qu'il soit moins naturel et, partant, moins gracieux aux femmes de composer un livre que de jouer la comedie, mais une femme qui sait ecrire aurait tort de ne point le faire, si cela n'embarrasse pas sa vie. Sans compter que l'encrier pourra lui devenir un ami quand il lui faudra franchir le pas douloureux pour entrer dans l'age des souvenirs. Il est certain que, si les femmes n'ecrivent pas mieux que les hommes, elles ecrivent autrement et laissent trainer sur le papier un peu de leur grace divine. Pour ma part, je suis tres reconnaissant a madame de Caylus et a madame de Staal-Delaunay d'avoir laisse des pattes de mouche immortelles. Ce serait la moins philosophique des idees que de se figurer la science entrant dans le systeme moral d'une femme ou d'une fille comme un corps etranger, comme un element perturbateur d'une puissance incalculable. Mais, s'il etait naturel et legitime de vouloir instruire les jeunes filles, il est certain qu'on s'y est tres mal pris. On commence heureusement a le reconnaitre. La science est le lien de l'homme avec la nature. Elles ont besoin comme nous d'une part de connaissance. A la facon dont on a voulu les instruire, bien loin de multiplier leurs rapports avec l'Univers, on les a separees et comme retranchees de la nature. On leur a enseigne des mots et non des choses, et on leur a mis dans la tete de longues nomenclatures d'histoire, de geographie et de zoologie qui n'ont par elles-memes aucune signification. Ces innocentes creatures ont porte leur faix et plus que leur faix de ces programmes iniques que l'orgueil democratique et le patriotisme bourgeois eleverent comme les Babels de la cuistrerie. On etait parti de l'idee absurde qu'un peuple est savant quand tout le monde y sait les memes choses, comme si la diversite des fonctions n'entrainait pas la diversite des connaissances, et comme s'il etait profitable qu'un marchand sut ce que sait un medecin! Cette idee se trouva feconde en erreurs; notamment, elle en enfanta une autre encore plus mechante qu'elle. On s'imagina que les elements des sciences speciales sont utiles aux personnes destinees a n'en poursuivre ni les applications ni la theorie. On s'imagina que la terminologie avait en anatomie, par exemple, ou en chimie, une valeur propre, et qu'on etait interesse a la connaitre, independamment de l'usage qu'en font les chirurgiens et les chimistes. Cette superstition est aussi folle que celle des vieux Scandinaves qui ecrivaient en caracteres runiques et s'imaginaient qu'il y a des mots assez puissants, si on les prononcait jamais, pour eteindre le soleil et reduire la terre en poudre. On sourit de pitie en songeant a ces pedagogues qui enseignent aux enfants les mots d'une langue que ceux-ci n'entendront ni ne parleront jamais. Ils disent, ces barbacoles, qu'ils enseignent ainsi les elements des sciences et donnent aux filles des clartes de tout. Mais qui ne voit qu'ils leur donnent seulement des tenebres de tout et que, pour mettre des idees dans ces jeunes tetes, molles et legeres, il faudrait user d'une tout autre methode? Montrez en peu de mots les grands objets d'une science, marquez-en les resultats par quelques exemples frappants. Soyez des generalisateurs, soyez des philosophes et cachez si bien votre philosophie qu'on vous croie aussi simples que les esprits auxquels vous parlez. Exposez sans jargon, dans la langue vulgaire et commune a tous, un petit, nombre de faits qui frappent l'imagination et contentent l'intelligence. Que votre parole soit naive, grande et genereuse. Ne vous flattez pas d'enseigner un grand nombre de choses. Excitez seulement la curiosite. Contents d'ouvrir les esprits, ne les surchargez point. Mettez-y l'etincelle. D'eux-memes, ils s'eprendront par l'endroit ou ils sont inflammables. Et si l'etincelle s'eteint, si certaines intelligences restent obscures, du moins vous ne les aurez point brulees. Il y aura toujours des ignorants parmi nous. Il faut respecter toutes les natures et laisser a la simplicite celles qui y sont vouees. Cela est particulierement necessaire pour les filles qui, la plupart, font leur temps sur la terre dans des emplois ou on leur demande tout autre chose que des idees generales et des connaissances techniques. Je voudrais que l'enseignement qu'on donne aux filles fut surtout une discrete et douce sollicitation. * * * SUR LE MIRACLE Il ne faut pas dire: Le miracle n'est pas, parce qu'il n'a pas ete demontre. Les orthodoxes pourraient toujours en appeler une instruction plus complete. La verite c'est que le miracle ne saurait etre constate ni aujourd'hui ni demain, parce que constater le miracle, ce sera toujours apporter une conclusion prematuree. Un instinct profond nous dit que tout ce que la nature renferme dans son sein est conforme a ses lois ou connues ou mysterieuses. Mais, quand bien meme il ferait taire son pressentiment, l'homme ne pourra jamais dire: <>. Nos explorations ne pousseront jamais jusque-la. Et, s'il est de l'essence du miracle d'echapper a la connaissance, tout dogme qui l'atteste invoque un temoin insaisissable, qui se derobera jusqu'a la fin des siecles. Le miracle est une conception enfantine qui ne peut subsister des que l'esprit commence a se faire une representation systematique de la nature. La sagesse grecque n'en supportait point l'idee. Hippocrate disait, en parlant de l'epilepsie: <>. Il parlait en philosophe naturaliste. La raison humaine est moins ferme aujourd'hui. Ce qui me fache surtout, c'est qu'on dise: <> Il dirait: <> Ils les avaient prises pourtant dans un tres beau livre. C'etait du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau temps. Messieurs les officiers avaient tire le texte de leur dictee de cette eclatante description de la France par laquelle le grand ecrivain termine le premier volume de son _Histoire_ et qui en est un des morceaux les plus estimes. <<_En latitude, les zones de la France se marquent aisement par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amere du nord, etc., etc._>> J'ai vu des connaisseurs rire de ce style, qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le plus fort etait un grand zelateur de Michelet. Cette page est admirable, mais, pour etre admiree d'un consentement unanime, faut-il encore qu'elle soit signee. Il en va de meme de toute page ecrite de main d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a chance d'etre lou aveuglement. Victor Cousin decouvrait dans Pascal des sublimites qu'on a reconnu etre des fautes du copiste. Il s'extasiait par exemple sur certains <> qui proviennent d'une mauvaise lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des <> chez un de ses contemporains, Les rhapsodies d'un Vrain Lucas furent favorablement accueillies de l'Academie des sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian semblait l'egal d'Homere quand on le croyait ancien. On le meprise depuis qu'on sait que c'est Mac-Pherson. Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en donnent chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un meme livre ils approuvent des choses contraires qui ne peuvent s'y trouver ensemble. Ce serait un ouvrage bien interessant que l'histoire des variations de la critique sur une des oeuvres dont l'humanite s'est le plus occupee, _Hamlet_, la _Divine Comedie_ ou l'_Iliade_. L'_Iliade_ nous charme aujourd'hui par un caractere barbare et primitif que nous y decouvrons de bonne foi. Au xviie siecle, on louait Homere d'avoir observe les regles de l'epopee. <> Ces idees nous semblent ridicules. Les notres paraitront peut-etre aussi ridicules dans deux cents ans, car enfin on ne peut mettre au rang des verites eternelles qu'Homere est barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est pas en matiere de litterature une seule opinion qu'on ne combatte aisement par l'opinion contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flute? Faut-il donc ne faire ni esthetique ni critique? Je ne dis pas cela. Mais il faut savoir que c'est un art et y mettre la passion et l'agrement sans lesquels il n'y a point d'art. * * * _A Monsieur L. Bourdeau._ AUX CHAMPS-ELYSEES Je fus tout a coup emporte dans de muettes tenebres au milieu desquelles paraissaient vaguement des formes inconnues qui me remplissaient d'horreur. Mes yeux s'accoutumant peu a peu l'obscurite, je distinguai, au bord d'un fleuve qui roulait des eaux lourdes, l'ombre effrayante d'un homme coiffe d'un bonnet asiatique et portant une rame sur l'epaule. Je reconnus l'ingenieux Ulysse. De ses joues creuses pendait une barbe decoloree. Je l'entendis soupirer d'une voix eteinte: <> Ils ont raison de parler ainsi. Par cette industrie de gagne-petit, les mots sont mis du physique au metaphysique. On voit d'abord ce qu'ils y perdent; on ne voit pas tout de suite ce qu'ils y gagnent. ARISTE. Mais comment, Polyphile, decouvrirez-vous a premiere vue ce qui assurera dans l'avenir le gain ou la perte? POLYPHILE. Je reconnais, Ariste, qu'il ne serait decent de nous servir ici de la balance ou le Lombard du Pont-au-Change pesait ses aignels et ses ducats. Observons d'abord que le remouleur spirituel a beaucoup passe a la meule les verbes posseder et participer, qui se trouvent dans la phrase du petit Manuel, ou ils luisent tous degages de leur impurete premiere. ARISTE. En effet, Polyphile, on ne leur a rien laisse de contingent. POLYPHILE. Et l'on a poli de meme le mot _absolu_ qui finit la phrase. Quand vous etes entre je faisais deux petites reflexions l'endroit de ce mot d'_absolu_. La premiere est que les metaphysiciens montrerent de tout temps une sensible preference pour les termes negatifs comme _non-etre_, _in-tangible_, _in-conscient_. Ils ne sont jamais si a l'aise que lorsqu'ils s'etendent sur l'_in-fini_ et sur l'_in-defini_, ou s'attachent l'_in-connaissable_. En trois pages de Hegel, prises au hasard, dans sa _Phenomenologie_, sur vingt-six mots, sujets de phrases considerables, j'ai trouve dix-neuf termes negatifs pour sept termes affirmatifs, je veux dire sept termes dont le sens ne se trouvait pas detruit a l'avance par quelque prefixe d'esprit contrariant. Je ne pretends pas que la proportion se maintienne dans le reste de l'ouvrage. Je n'en sais rien. Mais cet exemple vient illustrer une remarque dont l'exactitude peut etre verifiee aisement. Tel est, autant que je l'ai su voir, l'usage des metaphysiciens ou, pour mieux dire, des <>, car c'est une merveille a joindre aux autres que votre science ait elle-meme un nom negatif, tire de l'ordre ou furent ranges les livres d'Aristote, et que vous vous intituliez: ceux qui vont apres les physiciens. J'entends bien que vous supposez que ceux-ci sont en pile et que, prendre place apres, c'est monter dessus. Vous n'en avouez pas moins que vous etes hors nature. ARISTE. Poursuivez une idee, de grace, cher Polyphile. Si vous sautez sans cesse de l'une a l'autre, j'aurai peine a vous suivre. POLYPHILE. Je m'en tiens donc a la predilection qui attire les distillateurs d'idees vers les termes qui expriment la negation d'une affirmation. Et cette predilection, j'en conviens, n'a par elle-meme rien de bizarre ni de fantasque. Ce n'est point chez eux dereglement, depravation, manie; elle repond aux besoins naturels des ames abstrayantes. Les _ab_, les _in_, les _non_ agissent plus energiquement encore que la meule. Ils vous effacent d'un coup les mots les plus saillants. Parfois, a vrai dire, ils vous les retournent seulement, et vous les mettent sens dessus dessous. Ou bien encore ils leur communiquent une force mysterieuse et sacree, comme on voit dans _absolu_, qui est beaucoup plus que _solu_. _Absolutus_, c'est l'ampleur patricienne de _solutus_, et un grand temoignage de la majest latine. Voila ma premiere remarque. La seconde est que les sages qui, comme vous, Ariste, parlent metaphysique, prennent soin d'effacer de preference les termes dont l'effigie avait deja perdu avant eux sa nettete originelle. Car il faut avouer qu'a nous aussi, gens du commun, il arrive de limer les mots et de les defigurer peu a peu. En quoi nous sommes sans le savoir des metaphysiciens. ARISTE. Ce que vous dites la, Polyphile, est bon a retenir pour que vous ne soyez pas tente plus tard de pretendre que les operations metaphysiques ne sont pas naturelles a l'homme, legitimes, et en quelque sorte necessaires. Mais poursuivez. POLYPHILE. J'observe, Ariste, que beaucoup d'expressions, en passant de bouche en bouche dans la suite des generations prennent du poli, et, comme on dit en terme d'art, du flou. Surtout ne pensez point, Ariste, que je blame les metaphysiciens s'ils choisissent volontiers, pour les polir, les mots qui leur arrivent un peu frustes. De la sorte ils s'epargnent une bonne moitie de la besogne. Parfois, plus heureux encore, ils mettent la main sur des mots qui, par un long et universel usage, ont perdu, de temps immemorial, toute trace d'effigie. La phrase du petit _Manuel_ en contient jusqu'a deux de cette sorte. ARISTE. Vous voulez parler, je suis sur, des mots _Dieu_ et _ame_. POLYPHILE. C'est vous qui les avez nommes, Ariste. Ces deux mots-la, frottes durant des siecles, n'ont plus trace de figure. Avant la metaphysique, ils etaient deja parfaitement metaphysicies. Jugez vous-meme si l'abstracteur de profession peut laisser echapper ces sortes de mots, qui semblent appretes pour son usage, et qui le sont en effet, car les foules inconnues les ont travailles sans conscience, il est vrai, mais avec un instinct philosophique. Enfin, pour le cas ou ils croient penser ce qui n'avait point et pense et concevoir ce qui n'avait point ete concu, les philosophes frappent des mots. Ceux-la, certes, sortent du balancier lisses comme des jetons. Mais il a bien fallu employer a leur fabrication le vieux metal commun. Et cela, comme le reste, est a considerer. ARISTE. Vous venez de dire, si je vous ai bien entendu, Polyphile, que les metaphysiciens parlent une langue composee de termes les uns empruntes au langage vulgaire dans ce qu'il a de plus abstrait, ou de plus general, ou de plus negatif, les autres crees artificiellement avec des elements empruntes au langage vulgaire. Ou voulez-vous en venir? POLYPHILE. Accordez-moi d'abord, Ariste, que tous les mots du langage humain furent frappes a l'origine d'une figure materielle et que tous representerent dans leur nouveaute quelque image sensible. Il n'est point de terme qui primitivement n'ait ete le signe d'un objet appartenant a ce monde des formes et des couleurs, des sons et des odeurs et de toutes les illusions ou les sens sont amuses impitoyablement. C'est en nommant le chemin droit et le sentier tortueux qu'on exprima les premieres idees morales. Le vocabulaire des hommes naquit sensuel et cette sensualite est si bien attachee a sa nature qu'elle se retrouve encore dans les termes auxquels le sentiment commun a prete par la suite un vague spirituel, et jusque dans les denominations fabriquees par l'art des metaphysiciens pour exprimer l'abstraction a sa plus haute puissance. Celles-la meme n'echappent pas au materialisme fatal du vocabulaire; elles tiennent encore par quelque racine l'antique imagerie de la parole humaine. ARISTE. J'en conviens. POLYPHILE. Tous ces mots, ou defigures par l'usage ou polis ou meme forges en vue de quelque construction mentale, nous pouvons nous representer leur figure originelle. Les chimistes obtiennent des reactifs qui font paraitre sur le papyrus ou sur le parchemin l'encre effacee. C'est a l'aide de ces reactifs qu'on lit les palimpsestes. Si l'on appliquait un procede analogue aux ecrits des metaphysiciens, si l'on mettait en lumiere le sens primitif et concret qui demeure invisible et present sous le sens abstrait et nouveau, on trouverait des idees bien etranges et parfois peut-etre instructives. Essayons, si vous voulez, Ariste, de rendre la forme et la couleur, la vie premiere aux mots qui composent la phrase de mon petit _Manuel_: _L'ame possede Dieu dans la mesure ou elle participe de l'absolu,_ En cette tentative, la grammaire comparee nous portera le meme secours que le reactif chimique offre aux dechiffreurs de palimpsestes. Elle nous fera voir le sens que presentait cette dizaine de mots, non point sans doute a l'origine du langage, qui se perd dans les ombres du passe, mais du moins a une epoque bien anterieure a tout souvenir historique. _Ame, Dieu, mesure, posseder, participer,_ peuvent etre ramenes leur signification aryenne. _Absolu_ se laisse decomposer en ses elements antiques. Or, en redonnant a ces mots leur jeune et clair visage, voici, sauf erreur, ce que nous obtenons: _Le souffle est assis sur celui qui brille, au boisseau du don qu'il recoit en ce qui est tout delie._ ARISTE. Pensez-vous, Polyphile, qu'il y ait de grandes consequences tirer de cela? POLYPHILE. Il y a du moins celle-ci que les metaphysiciens construisent leurs systemes avec les debris meconnaissables des signes par lesquels les sauvages exprimaient leurs joies, leurs desirs et leurs craintes. ARISTE. Ils subissent en cela les conditions necessaires du langage. POLYPHILE. Sans chercher si cette fatalite commune est pour eux un sujet d'humiliation ou d'orgueil, je songe aux aventures extraordinaires par lesquelles les termes qu'ils emploient ont passe du particulier au general, du concret a l'abstrait; comment, par exemple, _ame_ qui etait le souffle chaud du corps a change d'essence au point qu'on peut dire: <> Ce qui signifie proprement: <>; et comment encore le meme nom a ete donn successivement a un meteore, a un fetiche, a une idole et a la cause premiere des choses. Ce sont la, pour de pauvres syllabes, des fortunes merveilleuses qui m'effraient. En les rapportant avec exactitude, on travaillerait a l'histoire naturelle des idees metaphysiques. Il faudrait suivre les modifications successives qu'a subies le sens de mots tels qu'ame ou esprit et decouvrir comment peu a peu se sont formees les significations actuelles. On jetterait ainsi une lumiere terrible sur l'espece de realite que ces mots expriment. ARISTE. Vous parlez, Polyphile, comme si les idees qu'on attache a un mot, dependantes de ce mot, naissaient, changeaient et mouraient avec lui; et parce qu'un nom, comme _Dieu_, _ame_ ou _esprit_ a ete successivement le signe de plusieurs idees dissemblables entre elles, vous croyez saisir dans l'histoire de ce nom la vie et la mort de ces idees. Enfin, vous rendez la pensee metaphysique sujette de son langage et soumise a toutes les infirmites hereditaires des termes qu'elle emploie. Cette entreprise est si insensee que vous n'avez ose l'avouer qu'a mots couverts et avec inquietude. POLYPHILE. Mon inquietude est seulement de savoir jusqu'ou n'iront point les difficultes que je souleve. Tout mot est l'image d'une image, le signe d'une illusion. Pas autre chose. Et si je connais que c'est avec les restes effaces et denatures d'images antiques et d'illusions grossieres, qu'on represente l'abstrait, aussitot l'abstrait cesse de m'etre represente, je ne vois plus que des cendres de concret et, au lieu d'une idee pure, les poussieres subtiles des fetiches, des amulettes et des idoles qu'on a broyes. ARISTE. Mais ne disiez-vous pas tout a l'heure que le langage metaphysique etait tout entier poli et comme passe a la meule? Et qu'entendiez-vous par la, sinon que les termes y sont depouilles et abstraits? Et cette meule dont vous parliez, qu'est-elle, sinon la definition qu'on leur donne? Vous oubliez a present que, dans l'expose de toute doctrine metaphysique les termes sont exactement definis, et que, abstraits par definition, ils ne gardent rien du concret qu'ils tenaient d'une acception anterieure. POLYPHILE. Oui, vous definissez les mots par d'autres mots. En sont-ils moins des mots humains, c'est-a-dire de vieux cris de desir ou d'epouvante, jetes par des malheureux devant les ombres et les lumieres qui leur cachaient le monde. Comme nos pauvres ancetres des forets et des cavernes, nous sommes enfermes dans nos sens qui nous bornent l'univers. Nous croyons que nos yeux nous le decouvrent, et c'est un reflet de nous-memes qu'ils nous renvoient. Et nous n'avons encore pour exprimer les emotions de notre ignorance que la voix du sauvage, ses begaiements un peu mieux articules et ses hurlements adoucis. Ariste, voila tout le langage humain. ARISTE. Si vous le meprisez chez le philosophe, meprisez-le donc dans le reste des hommes. Ceux qui traitent des sciences exactes emploient de meme un vocabulaire qui commenca de se former dans les premiers balbutiements des hommes, et qui pourtant ne manque pas d'exactitude. Et les mathematiciens qui, comme nous, speculent sur des abstractions, parlent une langue qui pourrait, comme la notre, etre ramenee au concret, puisque c'est une langue humaine. Vous auriez beau jeu, Polyphile, s'il vous plaisait de materialiser un axiome de geometrie ou une formule algebrique. Mais vous ne detruirez pas pour cela l'ideal qui y est. Vous montreriez, au contraire, en l'otant, qu'il y avait ete mis. POLYPHILE. Sans doute. Mais ni le physicien, ni le geometre ne se trouvent dans le cas du metaphysicien. Dans les sciences physiques et dans les sciences mathematiques, l'exactitude du vocabulaire depend uniquement des rapports du nom avec l'objet ou le phenomene qu'il designe. C'est la une mesure qui ne trompe pas. Et comme le nom et la chose sont pareillement sensibles, nous approprions surement l'un a l'autre. Ici le sens etymologique, la valeur intime du terme n'est d'aucune importance. La signification du mot est determinee trop exactement par l'objet sensible qu'il represente pour que toute autre exactitude ne soit pas superflue. Qui songerait a rendre plus precises les idees que nous procurent les termes acide et base, dans l'acception que leur donne le chimiste? C'est pourquoi l'on n'aurait pas le sens commun a rechercher l'histoire des denominations qui entrent dans la terminologie des sciences. Un mot de chimie, une fois installe dans le formulaire, n'a pas a nous reveler les aventures qui lui arriverent du temps de sa folle jeunesse, quand il courait les bois et les montagnes. Il ne s'amuse plus. Son objet et lui peuvent etre embrasses du meme regard et sans cesse confrontes. Vous me parlez aussi du geometre. Le geometre specule sur des abstractions, sans doute. Mais, bien differentes des abstractions metaphysiques, celles de la mathematique sont extraites des proprietes sensibles et mesurables des corps; elles constituent une philosophie physique. Il en resulte que les verites mathematiques, bien qu'intangibles par elles-memes, peuvent etre comparees sans cesse a la nature qui, sans jamais les degager entierement, laisse paraitre qu'elles sont toutes en elles. Leur expression n'est pas dans le langage; elle est dans la nature des choses; elle est precisement dans les categories du nombre et de l'espace sous lesquelles la nature se manifeste l'homme. Aussi le langage de la mathematique n'a-t-il besoin, pour etre excellent, que d'etre soumis a des conventions stables. Si chaque terme concret y designe une abstraction, cette abstraction a dans la nature sa representation concrete. C'est, si vous voulez, une figure grossiere, une sorte d'epaisse et de rude caricature; ce n'en est pas moins une image sensible. Le mot s'applique directement a elle, parce qu'il est dans son plan, et, de la, il se transporte sans difficulte sur l'idee purement intelligible qui correspond a l'idee sensible. Il n'en va pas de meme de la metaphysique ou l'abstraction est non plus le resultat visible de l'experience, comme dans la physique, non plus l'effet d'une speculation sur la nature sensible, comme dans la mathematique, mais uniquement le produit d'une operation de l'esprit qui tire d'une chose certaines qualites pour lui seul intelligibles et concevables, dont on sait seulement qu'il a l'idee qu'il ne fait connaitre que par le discours qu'il en tient, qui, par consequent, n'ont d'autre caution que la parole. Si ces abstractions existent veritablement et par elles-memes, elles resident dans un lieu accessible a la seule intelligence, elles habitent un monde que vous appelez l'absolu par opposition a celui-ci, dont je dirai seulement qu'a votre sens, il n'est pas absolu. Et si ces deux mondes sont l'un dans l'autre, c'est leur affaire et non la mienne. Il me suffit de connaitre que l'un est sensible et que l'autre ne l'est pas; que le sensible n'est pas intelligible et que l'intelligible n'est pas sensible. Des lors, le mot et la chose ne peuvent s'appliquer l'un a l'autre, n'etant pas dans le meme lieu; ils ne sauraient se connaitre l'un l'autre, puisqu'ils ne sont pas dans le meme monde. Metaphysiquement, ou le mot est toute la chose, ou il ne sait rien de la chose. Pour qu'il en fut autrement il faudrait qu'il y eut des mots absolument abstraits de tout sensualisme; et il n'y en a pas. Les mots qu'on dit abstraits ne le sont que par destination. Ils jouent le role de l'abstrait, comme un comedien represente le fantome, dans _Hamlet_. ARISTE. Vous mettez des difficultes ou il n'y en eut jamais. A mesure que l'esprit a abstrait ou, si vous voulez, decompose, et, comme vous disiez tout a l'heure, distille la nature pour en tirer l'essence, il a de meme abstrait, decompose, distille des mots, afin de representer le produit de ses operations transcendantes. D'ou il resulte que le signe est exactement applique a l'objet. POLYPHILE. Mais, Ariste, je vous ai assez fait voir, et sous divers aspects, que l'abstrait dans les mots n'est qu'un moindre concret. Le concret, aminci et extenue, est encore le concret. Il ne faut pas tomber dans le travers de ces femmes qui, parce qu'elles sont maigres, veulent passer pour de purs esprits. Vous imitez les enfants qui d'une branche de sureau ne gardent que la moelle pour en faire des marmousets. Ces marmousets sont legers, mais ce sont des marmousets de sureau. De meme, vos termes qu'on dit abstraits, sont seulement devenus moins concrets. Et si vous les tenez pour absolument abstraits et tout tires hors de leur propre et veritable nature, c'est pure convention. Mais, si les idees que representent ces mots ne sont pas, elles, des conventions pures; si elles sont realisees autre part qu'en vous-meme, si elles existent dans l'absolu, ou en tout autre imaginaire lieu qu'il vous plaira designer, si elles <> enfin, elles ne peuvent etre enoncees, elles demeurent ineffables. Les dire, c'est les nier; les exprimer, c'est les detruire. Car, le mot concret etant le signe de l'idee abstraite, celle-ci, aussitot signifiee, devient concrete, et voila toute la quintessence perdue. ARISTE. Mais si je vous dis que, pour l'idee comme pour le mot, l'abstrait n'est qu'un moindre concret, votre raisonnement tombe par terre. POLYPHILE. Vous ne direz pas cela. Ce serait ruiner toute la metaphysique et faire trop de tort a l'ame, a Dieu et subsequemment a ses professeurs. Je sais bien que Hegel a dit que le concret etait l'abstrait et que l'abstrait etait le concret. Mais aussi cet homme pensif a mis votre science a l'envers. Vous conviendrez, Ariste, ne fut-ce que pour rester dans les regles du jeu, que l'abstrait est oppose au concret. Or, le mot concret ne peut etre le signe de l'idee abstraite. Il n'en saurait etre que le symbole, et, pour mieux dire, l'allegorie. Le signe marque l'objet et le rappelle. Il n'a pas de valeur propre. Le symbole tient lieu de l'objet. Il ne le montre pas, il le represente. Il ne le rappelle pas, il l'imite. Il est une figure. Il a par lui-meme une realite et une signification. Aussi etais-je dans la verite en recherchant les sens contenus dans les mots _ame_, _Dieu_, _absolu_, qui sont des symboles et non pas des signes. <<_L'ame possede Dieu dans la mesure ou elle participe de l'absolu._ Qu'est-ce que cela, sinon un assemblage de petits symboles qu'on a beaucoup effaces, j'en conviens, qui ont perdu leur brillant et leur pittoresque, mais qui demeurent encore des symboles par force de nature? L'image y est reduite au schema. Mais le schema c'est l'image encore. Et j'ai pu, sans infidelite, substituer celle-ci a l'autre. C'est ainsi que j'ai obtenu: <<_Le souffle est assis sur celui qui brille au boisseau du don qu'il recoit en ce qui est tout delie (_ou _subtil)_>>, d'ou nous tirons sans peine: <<_Celui dont le souffle est un signe de vie, l'homme, prendra place_ (sans doute apres que le souffle sera exhale) _dans le feu divin, source et foyer de la vie, et cette place lui sera mesuree sur la vertu qui lui a ete donnee_ (par les demons, j'imagine) _d'etendre ce souffle chaud, cette petite ame invisible, a travers l'espace libre_ (le bleu du ciel, probablement). Et remarquez que cela vous a l'air d'un fragment d'hymne vedique, que cela sent la vieille mythologie orientale. Je ne reponds pas d'avoir retabli ce mythe primitif dans toute la rigueur des lois qui regissent le langage. Peu importe. Il suffit qu'on voie que nous avons trouve des symboles et un mythe dans une phrase qui etait essentiellement symbolique et mythique, puisqu'elle etait metaphysique. Je crois vous l'avoir assez fait sentir, Ariste: toute expression d'une idee abstraite ne saurait etre qu'une allegorie. Par un sort bizarre, ces metaphysiciens, qui croient echapper au monde des apparences, sont contraints de vivre perpetuellement dans l'allegorie. Poetes tristes, ils decolorent les fables antiques, et ils ne sont que des assembleurs de fables. Ils font de la mythologie blanche. ARISTE. Adieu, cher Polyphile. Je sors non persuade. Si vous aviez raisonne dans les regles, il m'aurait ete facile de refuter vos arguments. * * * _A Teodor de Wyzewa._ LE PRIEUR Je trouvai mon ami Jean dans le vieux prieure dont il habite les ruines depuis dix ans. Il me recut avec la joie tranquille d'un ermite delivre de nos craintes et de nos esperances et me fit descendre au verger inculte ou, chaque matin, il fume sa pipe de terre entre ses pruniers couverts de mousse. La, nous nous assimes, en attendant le dejeuner, sur un banc, devant une table boiteuse, au pied d'un mur ecroule ou la saponaire balance les grappes rosees de ses fleurs en meme temps fletries et fraiches. La lumiere humide du ciel tremblait aux feuilles des peupliers qui murmuraient sur le bord du chemin. Une tristesse infinie et douce passait sur nos tetes avec des nuages d'un g*** pale. Apres m'avoir demande, par un reste de politesse, des nouvelles de ma sante et de mes affaires, Jean me dit d'une voix lente, le front sourcilleux: --Bien que je ne lise jamais, mon ignorance n'est pas si bien gardee qu'il ne me soit parvenu dans mon ermitage, que vous avez naguere contredit, a la deuxieme page d'un journal, un prophete assez ami des hommes pour enseigner que la science et l'intelligence sont la source et la fontaine, le puits et la citerne de tous les maux dont souffrent les hommes. Ce prophete, si j'ai de bons avis, soutenait que, pour rendre la vie innocente et meme aimable, il suffit de renoncer a la pensee et a la connaissance et qu'il n'est de bonheur au monde que dans une aveugle et douce charite. Sages preceptes, maximes salutaires, qu'il eut seulement le tort d'exprimer et la faiblesse de mettre en beau langage, sans s'apercevoir que combattre l'art avec art et l'esprit avec esprit, c'est se condamner a ne vaincre que pour l'esprit et pour l'art. Vous me rendrez cette justice, mon ami, que je ne suis pas tombe dans cette pitoyable contradiction et que j'ai renonce a penser et a ecrire des que j'ai reconnu que la pensee est mauvaise et l'ecriture funeste. Cette sagesse m'est venue, vous le savez, en 1882, apres la publication d'un petit livre de philosophie qui m'avait coute mille peines et que les philosophes mepriserent parce qu'il etait ecrit avec elegance. J'y demontrais que le monde est inintelligible, et je me fachai quand on me repondit qu'en effet je ne l'avais pas compris. Je voulus alors defendre mon livre; mais, l'ayant relu, je ne parvins pas a en retrouver le sens exact. Je m'apercus que j'etais aussi obscur que les plus grands metaphysiciens et qu'on me faisait tort en ne m'accordant pas une part de l'admiration qu'ils inspirent. C'est ce qui me detacha tout a fait des speculations transcendantes. Je me tournai vers les sciences d'observation et j'etudiai la physiologie. Les principes en sont assez stables depuis une trentaine d'annees. Ils consistent fixer proprement une grenouille avec des epingles sur une planche de liege et a l'ouvrir pour observer les nerfs et le coeur, qui est double. Mais je reconnus tout de suite que, par cette methode, il faudrait beaucoup plus de temps que n'en assure la vie pour decouvrir le secret profond des etres. Je sentis la vanite de la science pure, qui, n'embrassant qu'une parcelle infiniment petite des phenomenes, surprend des rapports trop peu nombreux pour former un systeme soutenable. Je pensai un moment me jeter dans l'industrie. Ma douceur naturelle m'arreta. Il n'y a pas d'entreprise dont on puisse dire d'avance si elle fera plus de bien que de mal. Christophe Colomb, qui vecut et mourut comme un saint et porta l'habit du bon saint Francois, n'aurait pas cherche, sans doute, le chemin des Indes s'il avait prevu que sa decouverte causerait le massacre de tant de peuples rouges, a la verite vicieux et cruels, mais sensibles a la souffrance, et qu'il apporterait dans la vieille Europe, avec l'or du Nouveau-Monde, des maladies et des crimes inconnus. Je frissonnai quand de fort honnetes gens parlerent de m'interesser dans des affaires de canons, de fusils et d'explosifs ou ils avaient gagne de l'argent et des honneurs. Je ne doutai plus que la civilisation, comme on la nomme, ne fut une barbarie savante et je resolus de devenir un sauvage. Il ne me fut pas difficile d'executer ce dessein a trente lieues de Paris, dans ce petit pays qui se depeuple tous les jours. Vous avez vu sur la rue du village des maisons en ruine. Tous les fils des paysans quittent pour la ville une terre trop morcelee, qui ne peut plus les nourrir. On prevoit le jour ou un habile homme, achetant tous ces champs, reconstituera la grande propriete, et nous verrons peut-etre le petit cultivateur disparaitre de la campagne, comme deja le petit commercant tend a disparaitre des grandes villes. Il en sera ce qu'il pourra. Je n'en prends nul souci. J'ai achete pour six mille francs les restes d'un ancien prieure, avec un bel escalier de pierre dans une tour et ce verger que je ne cultive pas. J'y passe le temps a regarder les nuages dans le ciel ou, sur l'herbe, les fusees blanches de la carotte sauvage. Cela vaut mieux, sans doute, que d'ouvrir des grenouilles ou que de creer un nouveau type de torpilleur. >> Quand la nuit est belle, si je ne dors pas, je regarde les etoiles, qui me font plaisir a voir depuis que j'ai oublie leurs noms. Je ne recois personne, je ne pense a rien. Je n'ai pris soin ni de vous attirer dans ma retraite ni de vous en ecarter. >> Je suis heureux de vous offrir une omelette, du vin et du tabac. Mais je ne vous cache pas qu'il m'est encore plus agreable de donner a mon chien, a mes lapins et a mes pigeons le pain quotidien, qui repare leurs forces, dont ils ne se serviront pas mal a propos pour ecrire des romans qui troublent les coeurs ou des traites de physiologie qui empoisonnent l'existence. A ce moment, une belle fille, aux joues rouges, avec des yeux d'un bleu pale, apporta des oeufs et une bouteille de vin gris. Je demandai a mon ami Jeun s'il haissait les arts et les lettres a l'egal des sciences. --Non pas, me dit-il: il y a dans les arts une puerilite qui desarme la haine. Ce sont des jeux d'enfants. Les peintres, les sculpteurs barbouillent des images et font des poupees. Voil tout! Il n'y aurait pas grand mal a cela. Il faudrait meme savoir gre aux poetes de n'employer les mots qu'apres les avoir depouilles de toute signification si les malheureux qui se livrent a cet amusement ne le prenaient point au serieux et s'ils n'y devouaient point odieusement egoistes, irritables, jaloux, envieux, maniaques et dements. Ils attachent a ces niaiseries des idees de gloire. Ce qui prouve leur delire. Car de toutes les illusions qui peuvent naitre dans un cerveau malade, la gloire est bien la plus ridicule et la plus funeste. C'est ce qui me fait pitie. Ici, les laboureurs chantent dans le sillon les chansons des aieux; les bergers, assis au penchant des collines, taillent avec leur couteau des figures dans des racines de buis, et les menageres petrissent, pour les fetes religieuses, des pains en forme de colombes. Ce sont la des arts innocents, que l'orgueil n'empoisonna pas. Ils sont faciles et proportionnes a la faiblesse humaine. Au contraire, les arts des villes exigent un effort, et tout effort produit la souffrance. >> Mais ce qui afflige, enlaidit et deforme excessivement les hommes, c'est la science, qui les met en rapport avec des objets auxquels ils sont disproportionnes et altere les conditions veritables de leur commerce avec la nature. Elle les excite comprendre, quand il est evident qu'un animal est fait pour sentir et ne pas comprendre; elle developpe le cerveau, qui est un organe inutile aux depens des organes utiles, que nous avons en commun avec les betes; elle nous detourne de la jouissance, dont nous sentons le besoin instinctif; elle nous tourmente par d'affreuses illusions, en nous representant des monstres qui n'existent que par elle; elle cree notre petitesse en mesurant les astres, la brievete de la vie en evaluant l'age de la terre, notre infirmite en nous faisant soupconner ce que nous ne pouvons ni voir ni atteindre, notre ignorance en nous cognant sans cesse a l'inconnaissable et notre misere en multipliant nos curiosites sans les satisfaire. >> Je ne parle que de ses speculations pures. Quand elle passe l'application, elle n'invente que des appareils de torture et des machines dans lesquelles les malheureux humains sont supplicies. Visitez quelque cite industrielle ou descendez dans une mine, et dites si ce que vous voyez ne passe pas tout ce que les theologiens les plus feroces ont imagine de l'enfer. Pourtant, on doute, a la reflexion, si les produits de l'industrie ne sont pas moins nuisibles aux pauvres qui les fabriquent qu'aux riches qui s'en servent et si, de tous les maux de la vie, le luxe n'est point le pire. J'ai connu des etres de toutes les conditions: je n'en ai point rencontre de si miserables qu'une femme du monde, jeune et jolie, qui depense, a Paris, chaque annee, cinquante mille francs pour ses robes. C'est un etat qui conduit a la nevrose incurable. La belle fille aux yeux clairs nous versa le cafe avec un air de stupidite heureuse. Mon ami Jean me la designa du bout de sa pipe qu'il venait de bourrer: --Voyez, me dit-il, cette fille qui ne mange que du lard et du pain et qui portait, hier, au bout d'une fourche les bottes de paille dont elle a encore des brins dans les cheveux. Elle est heureuse et, quoi qu'elle fasse, innocente. Car c'est la science et la civilisation qui ont cree le mal moral avec le mal physique. Je suis presque aussi heureux qu'elle, etant presque aussi stupide. Ne pensant a rien, je ne me tourmente plus. N'agissant pas, je ne crains pas de mal faire. Je ne cultive pas meme mon jardin, de peur d'accomplir un acte dont je ne pourrais pas calculer les consequences. De la sorte, je suis parfaitement tranquille. --A votre place, lui dis-je, je n'aurai pas cette quietude. Vous n'avez pas supprime assez completement en vous la connaissance, la pensee et l'action pour gouter une paix legitime. Prenez-y garde: Quoi qu'on fasse, vivre, c'est agir. Les suites d'une decouverte scientifique ou d'une invention vous effraient parce qu'elles sont incalculables. Mais la pensee la plus simple, l'acte le plus instinctif a aussi des consequences incalculables. Vous faites bien de l'honneur a l'intelligence, a la science et l'industrie en croyant qu'elles tissent seules de leurs mains le filet des destinees. Les forces inconscientes en ferment aussi plus d'une maille. Peut-on prevoir l'effet d'un petit caillou qui tombe d'une montagne? Cet effet peut etre plus considerable pour le sort de l'humanite que la publication du _Novum Organum_ ou que la decouverte de l'electricite. --Ce n'etait un acte ni bien original, ni bien reflechi, ni, coup sur, d'ordre scientifique que celui auquel Alexandre ou Napoleon dut de naitre. Toutefois des millions de destinees en furent traversees. Sait-on jamais la valeur et le veritable sens de ce que l'on fait? Il y a dans _les Mille et une Nuits_ un conte auquel je ne puis me defendre d'attacher une signification philosophique. C'est l'histoire de ce marchand arabe qui, au retour d'un pelerinage a la Mecque, s'assied au bord, d'une fontaine pour manger des dattes, dont il jette les noyaux en l'air. Un de ces noyaux tue le fils invisible d'un Genie. Le pauvre homme ne croyait pas tant faire avec un noyau, et, quand on l'instruisit de son crime, il en demeura stupide. Il n'avait pas assez medite sur les consequences possibles de toute action. Savons-nous jamais si, quand nous levons les bras, nous ne frappons pas, comme fit ce marchand, un genie de l'air? A votre place je ne serais pas tranquille. Qui vous dit, mon ami, que votre repos dans ce prieure couvert de lierre et de saxifrages n'est pas un acte d'une importance plus grande pour l'humanit que les decouvertes de tous les savants, et d'un effet veritablement desastreux dans l'avenir? --Ce n'est pas probable. --Ce n'est pas impossible. Vous menez une vie singuliere. Vous tenez des propos etranges qui peuvent etre recueillis et publies. Il n'en faudrait pas plus, dans certaines circonstances, pour devenir, malgre vous, et meme a votre insu, le fondateur d'une religion qui serait embrassee par des millions d'hommes, qu'elle rendrait malheureux et mechants et qui massacreraient en votre nom des milliers d'autres hommes. --Il faudrait donc mourir pour etre innocent et tranquille? --Prenez-y garde encore: mourir, c'est accomplir un acte d'une portee incalculable. FIN End of the Project Gutenberg EBook of Le Jardin d'Epicure, by Anatole France *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE JARDIN D'EPICURE *** This file should be named 7jrdc10.txt or 7jrdc10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7jrdc11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7jrdc10a.txt Produced by Carlo Traverso, Robert Rowe, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. 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